Nous admettons – par réflexe conditionné – que la médecine contemporaine est scientifique et rationnelle. Qu’elle a conquis son titre de médecine moderne grâce à la rigueur de la raison, en se délestant des antiques théories sur la maladie. Nous pensons qu’elle se détache des temps obscurs du Moyen Âge et de la médecine à la Molière tant moquée. Il y a pourtant une différence majeure avec les autres domaines de notre modernité devenus rationnels par la mise à jour de découvertes majeures ayant fait date, et qui ne font pas débat. Pour qu’il y ait changement de paradigme, il faut un événement à la hauteur. Il faut une découverte, capable d’engendrer une révolution conceptuelle. Dans le domaine médical, la question mérite d’être approfondie : qu’est-ce qui fonde la modernité de la médecine, depuis quand et pourquoi ? Quand donc a eu lieu le moment de rupture significative avec les savoirs et les pratiques d’un « monde d’avant » ?
Que la médecine moderne commence !
Et tous de répondre en cœur que la médecine moderne commence avec Pasteur... En deçà, depuis Hippocrate jusqu’alors, nous sommes encore dans l’Antiquité. Bien sûr, il y a incontestablement un avant et un après Pasteur. Son époque a introduit une nouvelle façon de penser et de traiter les maladies qui, en effet, a fait table rase du passé. La fin du XIXe siècle a vu mourir de vieilles idées comme par exemple celle de la génération spontanée, dont l’origine remontait quand même à Aristote. Cela fait de l’épopée pasteurienne un marqueur historique et sociétal. Mais la véritable question doit être plus précise. La « révolution pasteurienne » – puisque la formule est entrée dans le langage courant – s’appuie-t-elle sur des lois réellement révolutionnaires ? Pas si sûr.
Les postulats de Koch, comme leurs noms l’indiquent, ne font pas une loi. Ils n’ont pas cessé d’évoluer tout au long du XXe siècle, au gré des découvertes ou des obstacles à dépasser. Or théories et lois sont deux concepts différents, qui ne se chevauchent pas. C’est la raison pour laquelle il existe à la fois une loi de la gravitation et une théorie de la gravitation. Une loi expose les faits, montre les choses telles qu’elles sont, sans chercher à les expliquer ou à en comprendre le mécanisme interne. Dans notre exemple, la loi décrit une force responsable de la chute des corps ; alors que la théorie cherche à expliquer pourquoi les corps tombent, et pourquoi la gravité existe. Cela revient à dire que les lois, de la poussée d’Archimède aux lois de Kepler, ont une permanence dans le temps. Les théories qui spéculent sur la loi en revanchent peuvent être démontées. La question revient donc à déterminer s’il y a des lois en médecine, ou seulement des théories explicatives valables un temps, puis dépassées. « Peu importe », diront les champions du progrès qui pensent que l’essentiel est d’avancer. C’est une position certainement très stimulante pour la recherche pure, pour l’intérêt intellectuel et pour l’amour des sciences. En revanche, le pari sur une hypothèse lorsque la vie est en jeu, surtout la sienne ou celle d’un proche, génère assurément une bonne dose d’inquiétude légitime. Miser sur les progrès, appelés à être sans cesse contredits, c’est risquer des conséquences parfois désastreuses sur l’humain. Cette course en avant perpétuelle est bien éloignée de ce qu’est une révolution, et il faut craindre qu’« avancer » dans ce cas ne soit synonyme de « tourner en rond ».
Bilan provisoire
Il était tentant de postuler l’existence d’un germe pour chaque maladie, et d’adhérer à l’idée que tuer le germe, c’était éradiquer la maladie. Malheureusement ce n’est pas tout à fait comme ça que les choses ont tourné ! L’équation « un germe = une maladie », dans l’optique de la compréhension large et universelle des mécanismes qui régissent la santé, ne fait donc pas le poids. D’une part nous ne souffrons pas uniquement de maladies infectieuses, loin s’en faut. Et d’autre part, même en se focalisant sur ce créneau très étudié – fierté de la médecine moderne –, nous ne sommes pas tous égaux face aux pathogènes. Sans compter que depuis nous avons un problème supplémentaire à gérer : celui des germes multirésistants.
Les progrès pasteuriens ont donc été incapables de résoudre notre problème de fond : décrire la manière dont nous tombons malades. Et la modernité est incapable d’offrir le seul intérêt pratique immédiat : recouvrer la santé durablement, c’est-à-dire en échappant à la valse infernale des récidives et des maladies iatrogènes. Il n’y a pas eu de passage à une nouvelle ère. En réalité, s’il y a eu une révolution, elle n’a pas été d’ordre scientifique. Puisque la modernité de la médecine ne vient pas de la découvertes de lois médicales universelles, d’où peut-elle donc venir ?
Aspirine miracle
Quoi d’autre donc ? Un tournant parfois évoqué est la fabrication des premiers médicaments chimiques. En chef de file, le célèbre acide acétylsalicylique, dont Felix Hoffmann a réussi la synthèse en 1897. Lancée sur le marché par Bayer, l’emblématique aspirine règne au milieu de nombreux autres médicaments du même acabit, sans doute pour son incroyable longévité. On y a vu le symbole du passage vers une médecine plus efficace et plus radicale. L’usage d’un produit de synthèse plus concentré par rapport aux produits végétaux utilisés jusqu’alors va généralement de pair en effet avec une rapidité et une puissance d’action. On peut concevoir là encore que l’usage de ce genre de substance ait changé la face de la médecine. Mais cela n’en fait pas pour autant une avancée majeure. Encensée lors de sa sortie car bien soutenue par la publicité, puis boudée un temps pour son risque d’hémorragie et son risque rénal, elle sera réhabilitée pour d’autres vertus fraîchement étudiées. Comme parfois sur le sol mouvant des progrès médicamenteux, un scandale en gestation succède à un ancien succès, au fur et à mesure de la compilation de ses effets secondaires. Le symbole est donc bancal.
Comme tant d’autres substances, on s’en détourne puis on y revient de façon cyclique, au gré des effets de mode, des publications contradictoires et de la pression des laboratoires. Ce manque de permanence et de stabilité érode l’aura de rationalité de la médecine. Comprimés et pilules laissent surtout entrevoir, à travers la banalité de leur recours, l’inauguration des débuts de la médecine de masse, de ses panacées et ses traitements passe-partout. Le médicament devient un objet de consommation dont la diffusion est favorisé par le marketing, vendu à tous les coins de rue, et acheté massivement par une clientèle toujours plus large. Ainsi, ce que représente l’aspirine est tout autant un changement d’échelle dans la médecine que la création d’un marché florissant. Pour preuve, la médecine moderne va s’adosser à l’industrie pharmaceutique à partir de cette période. Elle en devient rapidement le déterminant : médecine moderne et industrie pharmaceutique ne feront plus qu’un désormais. C’est cet attelage mortifère qui constitue d’ailleurs la glu de nos problèmes sanitaires actuels. Mais en dehors de ce fait, toujours pas de changement de fond à l’horizon. Ni le produit ni le marché ne sont un fondement scientifique ou un signe de rationalité. Il faut donc chercher autre chose. La médecine moderne sera-t-elle mieux définie par sa technologie rutilante ?
Rayons X futuristes, et cetera
Autre piste donc pour justifier la modernité de la médecine : les découvertes scientifiques qui trouveront un débouché thérapeutique. Par exemple, la découverte en 1895 des rayons X par le physicien allemand Wilhelm C. Röntgen, éminent scientifique qui reçut pour ses travaux la médaille Rumford, suivie du premier prix Nobel de physique. Cela en fait sans doute l’illustration des technologies de pointe utiles à l’exploration du corps humain, et des sciences et techniques au service de la santé. Très bien. Mais cela ne constitue qu’une application, parfois pas très heureuse, d’une découverte dans le champ thérapeutique. Trop souvent, on confond la technique, la machine ou le protocole avec l’art médical. Le prolongement des sens par le raffinement technique, du stéthoscope au microscope, pas plus qu’une énième thérapeutique n’impliquent un changement paradigme. Ce serait confondre l’outil et l’usage qu’on en fait. Ainsi, le digital dernier cri n’améliore pas forcément les chances de guérison, d’autant plus quand la détection précoce permise par ces nouvelles technologies induit une cascade de nouveaux problèmes comme l’errance médicale, les surdiagnostics, et les surtraitements. Le fait déjà très connu en cancérologie [1] se décline d’une manière différente par les tests covid aujourd’hui [2]. Mais toujours pas de changement à l’horizon sur la question de la rationalité de la médecine.
Où sont les lois qui gouvernent la santé ?
Il manque à la médecine des invariants thérapeutiques universels, démontrés et indiscutables qui répondent à sa raison d’être. Lorsqu’on affirme le passage de l’obscurantisme au rationnel, il faut que ce soit par la mise à jour magistrale de lois, en dehors desquelles il est difficile de revendiquer une révolution dans la science médicale. Or, rien n’éclaire rationnellement la manière dont les humains tombent malades. Rien n’indique les actions à mener pour qu’ils l’évitent, où qu’ils reviennent au plus vite à un état de santé antérieur. On pourrait dire que l’absence de loi, c’est le péché originel de la médecine, une sorte de flétrissure conceptuelle à l’origine de beaucoup de maux actuels. Nous assistons à l’inverse à un remaniement permanent des théories en vigueur et des pratiques médicales associées. Pour faire une comparaison, imaginez que l’enseignement en mathématique relooke le théorème de Pythagore auprès de nos chères têtes blondes tous les deux ou trois ans, en fonction des dernières statistiques ! C’est tout simplement inconcevable.
Beaucoup d’auteurs ont déjà largement commenté le passage d’une croyance à une autre : la théorie des humeurs ou l’esprit malin moyenâgeux ont été chassés par le virus moderne, mais sans pour autant que cet échange n’engage de nouveauté conceptuelle. Ni les traitements, ni la technique, ni la référence constante à la science n’ont révolutionné la médecine. Il reste toujours un vide sidéral. Si rupture il y a, elle se cantonne donc au discours. La révolution pasteurienne est dans les références aux théories en vigueur, elle est dans l’usage des pratiques thérapeutiques. Pour autant, elle n’apporte pas de preuve irréfutable de la manière dont l’être humain réagit, tombe malade et guérit. Pas de lois, et pas de guérisons non plus. Car nous savons maintenant avec le recul que Pasteur et Koch ont seulement gagné quelques batailles, mais certainement pas la guerre contre les microbes. En réalité, le bilan à long terme est négatif. Le problème était tout simplement mal posé, et la révolution reste à faire. L’actualité nous le prouve : nous assistons ahuris et impuissants à la promotion, pour ne pas dire à la très probable obligation, de procédés officiellement reconnus comme de moins en moins efficaces, compensés par une intervention médicale de plus en plus fréquente. Il y a donc eu évolutions sans révolution. L’introduction de la rationalité en médecine ne s’est pas assortie d’une meilleure santé ni d’une meilleure protection des populations.
La médecine rationnelle est un mythe
Ainsi donc, le passage à une médecine moderne s’est décrété. On admet en effet, comme par « décret » que la médecine est maintenant scientifique et rationnelle. Mais de découverte majeure, il n’y en a pas. Par comparaison, l’épopée de Galilée et de Copernic a changé la face du monde d’une manière éclatante. Ils ont bouleversé les consciences, aplani les connaissances, rendant toute contestation et tout retour en arrière impossible. Le terme de « révolution copernicienne » est d’ailleurs passé dans le langage courant comme synonyme de changement de paradigme. Personne ne conteste que la Terre tourne autour du Soleil. Personne ne revendique de pouvoir être libre de penser que le Soleil tourne autour de la Terre. Raisonner de la sorte ne donne d’ailleurs aucun résultat en pratique. En d’autres termes, il n’y a pas eu de Copernic de la médecine [3], pas de point de bascule incontestable vers une médecine moderne, assortie de résultats thérapeutiques tout aussi flamboyants.
Au contraire, c’est parce qu’aucune évidence n’a vu le jour que la médecine moderne ne fait pas l’unanimité. Car ce qui fait la grande différence d’avec les autres domaines, c’est la réalité des malades. Selon la formule consacrée, ces derniers préfèrent guérir de façon non scientifique que souffrir ou mourir rationnellement. Il a existé, dans l’espace et dans le temps, bien des manières différentes de pratiquer la médecine, et suffisamment de malades s’en trouvant bien pour les réclamer. En effet, le fait d’être malade, la nécessité d’être soigné et l’élaboration de compétences pour le faire n’ont pas attendu la modernité. Les revendications à la liberté thérapeutique sont corrélés à l’insatisfaction tant des malades que des médecins : si la médecine est critiquée, elle ne l’est pas sur ses théories, mais sur la manière de traiter les malades et sur ses mauvais résultats.
La propagande du rationnel
La rationalité en médecine est un mythe qui se doit donc d’être entretenu méthodiquement, pour ne pas laisser se dévoiler sa propre insuffisance. Ce recours systématique à la propagande sert à cimenter un semblant de rationalité. Il suffit d’observer à quel point « la Science » et « le Rationnel » reviennent en boucle chez les médecins de plateau. Les commentateurs journalistiques semblent n’avoir que le mot charlatanisme à la bouche, et le dégainent à la moindre occasion. C’est purement et simplement un élément de langage visant à faire taire toute critique. La médecine rationnelle en manque d’arguments forts se contente ainsi d’être autoritaire. Comment comprendre autrement le blâme infligé au professeur Raoult par la chambre disciplinaire de l’Ordre des médecins, qui avait poussé le bouchon jusqu’à l’accusation de charlatanisme lors d’une audience précédente [4]. Mais il y a des limites à tout. Les lacunes de la rationalité en médecine se sont monstrueusement révélées à la faveur de la saga du corona. Défiant les contenus enseignés en faculté, on ne traite pas les malades mais on isole les bien portants ; on vaccine sans attendre la fin de l’épidémie, qui plus est les femmes enceintes ; on soulage les vieux au point de les euthanasier. Il y a de quoi rester perplexe. Aucun médecin digne de ce nom ne peut accepter cela.
Le médecin au secours du malade
La médecine moderne est en crise. Ce qui justifie sa prétendue supériorité, c’est une prise de pouvoir et des postures. Ni de hauts faits thérapeutiques ni des lois. Mais pris dans ses filets, le médecin moderne l’est tout autant. Il doit faire face à un enjeu de taille : être capable d’abandonner le prestige que lui donne son vêtement de « rationalité » – que d’ailleurs le malade n’a jamais réclamé – pour se ranger réellement du côté du patient. Les avancées théoriques ont détourné l’attention et occulté le cœur et l’objet de la profession médicale, mais ne l’ont pas supprimé pour autant. Il s’agit bien d’une praxis dont le malade a besoin, certainement pas d’une justification. Car le malade ne s’inscrit pas à un concours scientifique, il demande « seulement » à être allégé de sa souffrance et à recouvrer la santé, et cherche parfois désespérément les moyens d’y parvenir. Pour se rassurer, il faut se souvenir que se focaliser sur l’art de guérir est une nécessité intemporelle qui a toujours suscité les vocations de ceux qui pouvaient y répondre. Ils sont plus nombreux que l’on ne pense (certains résistants le sont en toute discrétion). La nature de la relation qui se construit au fil du temps entre médecin et malade, d’ailleurs totalement exclue du champ expérimental scientifique strict, est un atout à ne pas négliger. Les médecins scrupuleux et rigoureux ont fait et feront ce qu’ils savent faire : accueillir la plainte et soigner en conscience des malades qu’ils connaissent, et qui en retour leur ont gardé leur confiance.