Le débat suscité par l’interview accordé à Figarovox s’avère extrêmement instructif en ceci que l’on peut y lire l’état de la (non) réflexion de certains. Je précise à nouveau que les différences entre le texte publié sur Figarovox [1]et le texte du carnet (largement plus développé [2]) sont de ma volonté. J’ai considéré que l’interview était déjà bien longue. Mais, ce débat ne reflète pas (seulement) l’état intellectuel d’une partie des militants et sympathisants de la gauche.
On peut y lire aussi de véritables interrogations quant à la stratégie politique que devrait adopter un « front de libération nationale » pour reprendre l’expression de Stefano Fassina [3] ou ce que j’appelle quant à moi un « front anti-euro ». L’objet de cette note sera donc d’éclaircir ou de préciser certains points. Que l’on ne s’étonne pas si le vocabulaire employé pourra apparaître daté (pour ceux qui s’en souviendraient). C’est que la question des « fronts » a une longue histoire. Mais, que l’on ne se méprenne pas non plus sur ce vocabulaire. On n’en usera que ce qui sera nécessaire.
1 – Les caractéristiques de la période
Toute réflexion sur la stratégie politique s’enracine dans une analyse de la période tant politique qu’économique. Celle que nous vivons a pris naissance dans le basculement qui s’est produit dans les années 1970 et 1980 et qui a produit la financiarisation du capitalisme. Non que la finance ait été chose nouvelle. Mais, à travers les processus d’innovations financières qui se sont développés à partir de 1971-1973, la finance s’est progressivement autonomisée des activités productives dans une première phase, puis elle s’est constituée en surplomb par rapport à ces dernières dans une deuxième phase. Aujourd’hui, la finance prélève une rente de plus en plus importante sur les activités productives, et ceci se traduit par l’ouverture impressionnante de l’écart entre le 1% le plus riche de la population et le reste de cette dernière. En découle aussi ce que l’on a appelé les « trente piteuses » par opposition aux « trente glorieuses », et qui sont caractérisées par la montée d’un chômage de masse et une faible croissance.
Dans ce processus de financiarisation, un moment décisif en Europe a été la mise en place de l’euro (pour l’appeler par son véritable nom : Union Economique et Monétaire ou UEM). Les institutions des économies qui ont adopté l’euro s’en sont trouvées progressivement modifiées, que ce soit les institutions monétaires, qui furent les premières naturellement à être affectées, mais aussi les institutions productives (à cause de la distorsion importante de concurrence induite par un taux de change fixe sur le long terme) et enfin les institution sociales. Ce que l’on appelle aujourd’hui « l’austérité » n’est que le résultat de ce changement institutionnel. L’austérité est la fille légitime de l’euro ; elle devenue depuis 2010 sa fille chérie. Après avoir tenté de ruser avec cette dernière dans les années 1999 à 2007, des pays comme la France, l’Espagne ou l’Italie, le Portugal et la Grèce ont été contraints, à des rythmes et dans des conditions qui sont à chaque fois spécifiques, à entrer dans le carcan de l’austérité. La domination de la thématique austéritaire sur la vie politique de ces pays correspond aussi avec l’enracinement de la financiarisation que permet l’euro.
Mais, l’Union Economique et Monétaire a induit aussi, et l’on peut aujourd’hui supposer que tel était bien l’objectif réel de ceux qui ont mis en place l’euro, des changements importants dans la forme et les méthodes de la gouvernance politique. Le basculement vers un monde de déni systématique de la démocratie en découle. Il faut considérer que la monnaie unique n’est pas seulement un instrument de la financiarisation. Elle-même s’est progressivement autonomisée et est devenue un mode de gouvernement qui a des conséquences désormais chaque jour plus importante sur le fonctionnement politique des pays. Les parlements nationaux sont progressivement privés de leurs prérogatives souveraines, en particulier – mais pas uniquement – par le TSCG qui fut ratifié en septembre 2012. Cette dépossession de la souveraineté populaire et de la démocratie se fait au profit d’un seul pays, l’Allemagne. Elle a des conséquences politiques profondes à la fois sur les représentations des peuples et sur les mécanismes politiques tant dans les différents pays qu’entre ces derniers. C’est l’un des principaux facteurs promouvant des comportements anti-démocratiques dans les pays européens. L’une des conséquences de l’euro est l’accentuation des effets de compétition et de concurrence entre les pays, effets qui désormais menacent directement la paix en Europe.
Ainsi, nous sommes à nouveau confrontés à des contradictions sociales extrêmement fortes, tant à l’intérieur de chaque pays qu’entre ces derniers. Nous sommes à nouveau confrontés à une période de troubles et de révolutions.