On présente souvent l’artiste maudit comme un asocial, une sorte de mystique dans le refus du monde, un névrosé, un fou, sous prétexte qu’il refusait d’être un vendu.
Refus du monde et refus de la société industrielle, du mensonge de sa froide raison mercantile, ce n’est pourtant pas la même chose. Mais remontons le cours de l’Histoire.
D’abord l’artiste soumis à l’ordre divin, au service de Dieu et du roi, puis peu à peu l’artiste dans le monde sans dieu du « droit naturel ». C’est Jean-Jacques Rousseau refusant le premier la pension du roi et les cadeaux du prince de Conti, pour ne pas trahir sa vocation. C’est, après 1848, pour ceux dont la fonction est d’exprimer le beau, non plus dans l’imitation de l’ordre divin mais le souci du bien, l’impossibilité de travailler pour les nouveaux puissants du monde. Or l’art, et surtout la peinture, est un art pour les riches, la poésie un art de salon. Pour supporter cette contradiction, éviter d’être directement l’employé, le fournisseur d’une bourgeoisie qui se sert de l’art pour cacher sa laideur et sa brutalité –comme sous l’ancien Régime on faisait dire des messes-, l’artiste invente des stratégies d’évitement : l’attitude romantique, le dandysme, l’art pour l’art, le spleen… soit cette lente tombée dans la dépression de l’inassumable qui mène à l’artiste maudit.
Une question de conscience, finalement très politique, qui explique, après Delacroix pourquoi Van Gogh voulut être pasteur auprès des pauvres et pas seulement peintre, pourquoi Rimbaud, qui vécut la Commune, arrêta net la poésie pour regarder en face sa condition de prédateur blanc en Afrique, pourquoi Fernand Léger, Picasso s’engagèrent sans illusions au côté du parti communiste, pourquoi Céline resta jusqu’au bout médecin des pauvres. Pour expier, supporter l’insupportable : être, quoi qu’ils fassent, des amuseurs de bourgeois. Seule la musique, d’essence apolitique, échappe à cette fatalité moderne de l’artiste maudit, et encore, si l’on s’en tient à la musique classique et qu’on oublie les maudits du jazz…
En fait, comme l’a magistralement montré feu Maurice Pialat dans un Van Gogh aux antipodes du lyrisme hollywoodien d’un Vicente Minnelli, l’artiste maudit est tout le contraire d’un illuminé, d’un psychopathe, c’est un moraliste. Un combattant de la vérité par d’autres formes que le concept, qui perpétue la tradition d’un art au service de la transcendance dans un monde désormais désenchanté. D’où son refus coûteux de devenir un artiste de cour, un collabo ; un faux génie mondain désengagé comme le photocopiste Andy Warhol, ou quelque autre fumiste à la Daniel Buren.
Alain Soral (Socrate à Saint-Tropez)