La crise civilisationnelle de l’Europe
Un article de Youssef Hindi en exclusivité pour le site E&R !
Sommaire
- Le déclin d’un peuple dominé
- Sécularisme protestant et laïcisation du protestantisme
- À crise religieuse, issue religieuse
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L’Europe et l’anglosphère, que l’on appelle « monde occidental » et qui s’est auto-proclamé « communauté internationale », apparaît de plus en plus, aux yeux du reste de la planète – à savoir 75 % de la population mondiale –, comme un monde se suicidant collectivement et en fanfare. Propagande LGBT, pédophilie, inceste promue et défendue par des « artistes » [1], par des intellectuels, des hommes et femmes politiques [2], autodestruction économique et guerre contre la première puissance nucléaire mondiale. L’Occident, devenu irrationnel, semble plongé dans le nihilisme.
Le déclin d’un peuple dominé
Dans un article récent titré « Décadence morale et dépérissement démographique des peuples » [3], Nicolas Bonnal se réfère à l’historien et père de la sociologie, Ibn Khaldûn (1332-1406). Ce grand savant, dont l’œuvre est monumentale, a tenté, entre autres choses, d’identifier les causes du déclin des peuples et des civilisations. Pour Ibn Khaldûn, la perte d’indépendance fait partie de ces causes.
« Quand un peuple perd le contrôle de ses propres affaires, est réduit comme en esclavage et devient un instrument aux mains d’autrui, l’apathie (takâsul) le submerge. Il perd, peu à peu, tout espoir. Or, il ne peut y avoir propagation de l’espèce (tanâsul), ni accroissement démographique (i’timar), sans un grand espoir, et sans l’énergie que crée l’espoir dans les facultés animales de l’homme. Si l’espoir et son stimulant se dissolvent dans l’indolence, si la défaite efface l’esprit de clan, la civilisation (‘umrân) décroît et les activités commerciales s’anéantissent (talâshat). Les vaincus s’affaiblissent et deviennent incapables de se défendre. Ils sont victimes de quiconque veut les dominer et la proie des gros appétits. Peu importe qu’ils aient atteint ou non la limite de leur pouvoir royal. Peut-être aussi pouvons-nous apprendre ici un autre mystère (sirr) : c’est que l’homme est un chef naturel (est fait pour commander), parce qu’il est le représentant (de Dieu sur la Terre). Quand le chef perd sa charge et ne peut plus commander, il se laisse aller, et perd même l’appétit. C’est le caractère de l’homme (qui le veut). Voyez aussi les animaux de proie, qui ne se reproduisent pas en captivité. Ainsi, le groupe tribal qui a perdu le contrôle de ses propres affaires continue à s’affaiblir et finit par disparaître. Au reste l’existence éternelle n’appartient qu’à Dieu seul. » [4]
Au regard de l’actualité, on pensera, en lisant ces lignes, à la domination des États-Unis, des lobbies communautaires et de la finance internationale sur l’Europe qui se laisse dépecer et dépérir. L’Amérique n’étant ni un véritable empire, au sens romain, ni une civilisation, elle n’a pas redynamisée l’Europe, elle l’a plutôt ruinée et pillée comme une sangsue. Aussi, la puissance étasunienne, dans son violent déclin, entraîne l’Europe vassalisée dans le péril d’une guerre nucléaire. Les dirigeants européens actuels, qui n’ont ni culture historique ni vision du futur, se laissent éblouir par une hyperpuissance américaine qui n’est plus.
« Quelquefois, quand l’empire est dans la dernière période de son existence, il déploie (tout à coup) assez de force pour faire croire que sa décadence s’est arrêtée ; mais ce n’est que la dernière lueur d’une mèche qui va s’éteindre. Quand une lampe est sur le point de s’éteindre, elle jette subitement un éclat de lumière qui fait supposer qu’elle se rallume, tandis que c’est le contraire qui arrive. Faites attention à ces observations et vous reconnaîtrez par quelle voie secrète la sagesse divine conduit toutes les choses qui existent vers la fin qu’elle leur a prédestinée ; et le terme de chaque chose est écrit. (Coran, sour. XIII, vers. 38.) » [5], écrit Ibn Khaldûn.
Sécularisme protestant et laïcisation du protestantisme
Les anglo-américains n’ont pas apporté la civilisation à l’Europe, mais le libéralisme. Un libéralisme qui se couple avec une sécularisation dont la matrice est le protestantisme. La sécularisation, qui démarre avec la séparation de l’Église romaine et de l’État, au profit d’une contre-église luthérienne puis calviniste (bien plus intrusive et totalitaire que l’Église catholique), va s’étendre peu à peu aux autres domaines.
« La religion a participé à la sécularisation du monde. La lutte contre la superstition, que nous identifions avec le rationalisme, trouve au moins ses origines dans le refus de l’idolâtrie. La tendance n’est pas propre au protestantisme, mais il est vrai que la Réforme a grandement accentué le phénomène. Un historien britannique a pu démontrer, à l’aide de nombreux exemples que les pasteurs, avant les savants, furent les principaux contempteurs des astrologues [NDA : des traités de réfutation de l’astrologie ont été écrit dans le monde musulman, notamment par Ibn Sina, connu sous le nom d’Avicenne, qui a vécu entre le Xe et le XIe siècle de l’ère chrétienne]. La remarque vaut pour Calvin. Comme on pourrait appliquer sans difficulté au monde réformé certaines analyses récentes sur la sécularisation du monde lors de la première modernité. La religion cesse d’être culture et se privatise pour devenir foi. Certes, il ne s’agit pas d’un processus univoque ou linéaire. Mais en encourageant le "désenchantement du monde", la Réforme a incontestablement libéré l’activité scientifique ou technique de la tutelle des Églises. Le savoir a conquis son autonomie par rapport à la foi, tout comme réciproquement la foi s’est séparée du savoir. Il serait cependant absurde d’identifier terme à terme protestantisme et modernité, catholicisme et archaïsme », explique Bernard Cottret [6].
En aucun cas on ne peut qualifier Martin Luther et Jean Calvin de progressistes. D’ailleurs, Luther et Calvin après lui rejettent le pouvoir de l’Église catholique pour mieux imposer leur propre église et leur propre pouvoir politico-religieux sur la société – Xavier Moreau a d’ailleurs insisté sur ce point dans son dernier ouvrage (Le Livre noir de la gauche française), dans lequel il souligne l’influence qu’a exercée le calvinisme sur les révolutionnaires français.
La sécularisation n’a rien à voir avec la liberté, et la séparation de l’Église et de l’État ne conduit pas à l’instauration d’un État minimaliste, mais plutôt d’un État totalitaire en puissance qui montre son vrai visage durant l’état d’exception ; les Français l’ont vécu durant la Terreur, et nous en avons fait l’expérience avec l’épisode covid.
Jean Calvin, qui est plus proche du tyran que du démocrate, « laïcise et sécularise ; il applique au texte sacré les règles de lecture que l’on réserve au texte profane. La Bible entre en littérature, un peu à la façon dont on "entre" en religion ; elle devient à terme objet de critique, et relève du droit commun des textes. Rien ne distingue apparemment son fonctionnement. Le Christ de Calvin parle en utilisant les mots de ses contemporains ; les propos de Jésus, ses paroles sont justiciables des mêmes règles interprétatives que tout autre discours. Il n’existe pas de grammaire sacrée, mais il est possible de distinguer une grammaire du sacré. La Réforme est certes liée, "dans sa genèse et sa diffusion, à l’humanisme rhétorique de la Renaissance" » [7].
Le calvinisme s’implante en Angleterre au XVIe siècle, à la suite de sa rupture avec l’Église romaine. L’île accouchera aux siècles suivants du libéralisme, qui opère graduellement la grande séparation du politique, de l’économique, du religieux et de toute morale. Le libéralisme économique peut être ainsi perçu comme l’aboutissement du sécularisme protestant et la laïcisation du calvinisme lui-même, qui est la religion de la bourgeoisie, libérée de toute autorité religieuse et étatique.
Le libéralisme prétend amener l’État et la société à « la neutralité axiologique », pour reprendre l’expression de Max Weber, réutilisée par Jean-Claude Michéa dans son essai sur la « civilisation libérale » [8].
L’un des effets du libéralisme est de privatiser la religion, de même que toutes les valeurs morales qui y sont attachées. Or, comme nous l’explique Ibn Khaldûn quelques siècles avant l’avènement du libéralisme :
« L’Homme a besoin de vivre en société, étant incapable de mener une existence individuelle. Or, la conséquence inéluctable de la vie sociale, c’est le désaccord dû à la pression de leurs intérêts opposés. Tant qu’il n’y a pas de modérateur pour les contenir, ces discordances engendrent des conflits qui, à leur tour, peuvent conduire à la disparition de l’espèce humaine. Or, la conservation de l’espèce est un des principaux objectifs de la loi religieuse. » [9]
Et la disparition de la religion et de sa loi, nous le constatons empiriquement en Occident aujourd’hui, met en péril la civilisation et l’espèce. Cette réflexion d’Ibn Khaldûn constitue une critique et une anticipation des conséquences avant l’heure du libéralisme tel que proposé par Adam Smith (1723-1790) qui prétendait qu’une société composée d’individus ne recherchant que leur intérêt personnel serait harmonisée, notamment par « la main invisible du marché » (la présence et l’action de Dieu en des termes laïcisés), et ce, sans intervention aucune ni de l’État ni d’un quelconque modérateur.
L’histoire a finalement donné raison à Ibn Khaldûn et donné tort à Adam Smith. Le découplage de l’État et de l’économie n’a pas conduit à une séparation stricte et à une autonomisation des deux, mais à la prise de contrôle des puissances économiques et financières sur l’État. Nos libéraux orthodoxes contemporains s’étonnent aujourd’hui de voir apparaître un capitalisme de connivence, c’est-à-dire une corruption institutionnalisée, qui n’est autre que l’aboutissement du processus enclenché par le libéralisme économique. Libéré des entraves de l’État et de toute morale religieuse, le banquier et le patron de multinationale ne se contentent pas de défendre leurs intérêts hors du champ politique ; ils investissent l’appareil d’État et l’utilise contre le bien public.
L’absence d’une autorité religieuse et morale, d’un modérateur veillant au respect de la loi religieuse et de la bonne morale, a fait sauter tous les verrous de la décence en Occident. Au point que la caste politico-médiatique s’autorise à défendre, toute honte bue, des pédophiles et des assassins, et à glorifier des fauteurs de guerre comme BHL.
La religion et les valeurs morales ne sont pas de l’ordre du privé, elles sont fondamentalement publiques.
À crise religieuse, issue religieuse
La croyance religieuse précède historiquement l’agriculture, l’écriture, la cité et l’État. La religion structure la vie des hommes et de leur organisation politique. Les exemples égyptiens et sumériens en témoignent. À chaque cité son dieu tutélaire, et à chaque civilisation sa religion. Chez les philosophes grecs l’on peut également trouver une pensée et une morale religieuses. Dans La République de Platon, Socrate développe une réflexion théologique qui doit avoir une implication sociale et politique. « Ainsi, Dieu, dit Socrate, s’il a le bien en lui, ne saurait être la cause de toute choses, comme on le dit couramment : il y a un domaine assez étroit des affaires humaines dont il est la cause, et un vaste domaine qui exclut sa causalité – car le chiffre des biens n’atteint pas celui des maux, sur Terre. Les biens ne peuvent avoir d’autre cause [que Dieu], mais les maux obligent à chercher des causes ailleurs qu’en Dieu. » [10]
Socrate propose même de censurer les pièces de théâtre qui diffament Dieu, y compris les pièces d’Homère. « L’idée de malheurs entraînés par une punition et dont l’auteur serait Dieu, sera interdite à l’artiste. » [11]
On peut également remonter à l’Égypte de la IIIe dynastie (2778-2723 av. J.-C.), sous l’Ancien Empire. À l’époque où ont été écrits les premiers textes de sagesse monothéiste, contenant des règles morales religieuses [12].
Toute décadence civilisationnelle à un lien de causalité ou coïncide avec la crise religieuse. Gustave Le Bon (1841-1931) a parfaitement compris et décrit ce mécanisme historique.
« Alors même qu’une croyance est fortement ébranlée, les institutions qui en dérivent conservent leur puissance et ne s’effacent que lentement. Quand elle a enfin perdu complètement son pouvoir, tout ce qu’elle soutenait s’écroule. Il n’a pas encore été donné à un peuple de changer ses croyances sans être aussitôt condamné à transformer les éléments de sa civilisation. Il les transforme jusqu’à ce qu’il ait adopté une nouvelle croyance générale ; et vit jusque-là forcément dans l’anarchie. Les croyances générales sont les supports nécessaires des civilisations ; elles impriment une orientation aux idées et seules peuvent inspirer la foi et créer le devoir.
Les peuples ont toujours senti l’utilité d’acquérir des croyances générales, et compris d’instinct que leur disparition devait marquer pour eux l’heure de la décadence. Le culte fanatique de Rome fut la croyance qui rendit les Romains maître du monde. Cette croyance morte, Rome dut périr. C’est seulement lorsqu’ils eurent acquis quelques croyances communes que les barbares, destructeurs de la civilisation romaine, atteignirent à une certaine cohésion et purent sortir de l’anarchie.
Ce n’est donc pas sans cause que les peuples ont toujours défendu leurs convictions avec intolérance. Très critiquables au point de vue philosophique, elles représentent dans la vie des nations une vertu. » [13]
L’Occident a connu une première séquence historique : celle de la sécularisation ; puis celle de la déchristianisation, qui a ouvert la voie aux idéologies modernes (anti-religieuses), elles-mêmes des religions laïcisées, et la présente séquence qui est la phase terminale d’écroulement de ces idéologies modernes. La disparition des idéologies modernes produit le même effet que celle des religions traditionnelles, à savoir une période de désorientation, de décadence et d’anarchie, que traverse l’Occident actuellement.
Le désenchantement du monde n’a pas créé un homme rationnel, mais un homme malade qui se cherche des divinités dans le monde matériel et qui s’abandonne aux superstitions. On a par exemple fait croire à des milliards de personnes, au nom de la « science », que l’assignation à résidence de l’entièreté de la population et la fermeture des commerces, ferait disparaître un virus. Sans parler du masque et des gestes barrières magiques. Il était fréquent d’apercevoir dans des voitures, un conducteur seul et masqué.
Toutes les crises qui traversent l’Occident – économique, sociale, étatique, politique, démographique (y compris l’avortement de masse), géopolitique – sont liées à une crise fondamentale, religieuse. Il s’agit de ne pas confondre les causes et les effets, pour poser le bon diagnostic, et chercher le remède.
À la crise religieuse, il faut un remède religieux. Une des luttes future dans l’Occident déchristianisé se fera peut-être autour de la question religieuse, sur un terrain métaphysique, c’est-à-dire la conquête des cœurs et des âmes. Si les tenants des religions traditionnelles et les futurs dirigeants politiques ne prennent pas à bras le corps ce problème et ne répondent pas au besoin de croyance des peuples, ils les abandonneront à des faux prophètes en tous genres, qui ne manqueront pas d’apparaître.