Cher Monsieur,
Le 24 mars dernier à Paris je sortais d’une audience devant la cour d’appel où j’avais défendu Alain Soral. Il était poursuivi pour des propos considérés par le ministère public et par des associations de lutte contre l’antisémitisme comme des injures, des diffamations ou des provocations à l’égard non pas des juifs, mais, selon la formule consacrée, d’« un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée », ainsi que de la contestation de l’existence de crime contre l’humanité. Ne manquait plus que l’apologie du même crime. Et pourtant, dans ce qui lui était reproché, Alain Soral n’avait fait que contrer pour la énième fois les tentatives faites par certains pour injurier, diffamer et provoquer à la violence contre les musulmans de France. Et c’est lui qui se retrouvait menacé de quatre ans d’emprisonnement.
Sur les marches du Palais, j’expliquais qu’en droit pénal il découle du principe d’interprétation stricte des textes qu’un propos peut être vif, critique, polémique, il peut heurter, mais que s’il n’est pas exactement qualifiable d’injure, de diffamation ou de provocation raciale, ce n’est pas une infraction et il ne doit pas être sanctionné. Quand bien même serait-il jugé antisémite… c’est-à-dire traitant de manière très critique de personnes ou de groupes politiques qui sont rattachés peu ou prou au judaïsme ou à l’État d’Israël. L’antisémitisme n’est pas en soi un délit en France. En revanche cela constitue bien évidemment socialement et politiquement une forme d’attentat-suicide de se dire antisémite, et être stigmatisé comme tel relève du lynchage médiatique.
Depuis l’Angleterre où vous êtes en exil, vous me faites l’honneur d’une critique. Vous publiez une vidéo où vous dites que je suis bien naïf de croire en la liberté d’expression, dans la mesure où le système politique, médiatique et judiciaire est contre mon client, qui d’après vous sera condamné. Je peux déjà vous répondre que dans certains cas il est arrivé que les magistrats ne suivent pas le Parquet, la LICRA et SOS racisme, mais, au prix d’un effort d’objectivité apolitique et juridique, décident que l’infraction n’était pas constituée.
Ceci étant dit, il y a plus profond. Vous prétendez que je crois en la liberté d’expression. Peut-être est-ce l’impression que mon propos a pu vous donner. Or cette impression est fausse. Il me semble d’ailleurs que nous sommes en partie d’accord. Sauf que j’ai au contraire la prétention d’être farouchement opposé à la liberté d’expression, que je tiens pour une dangereuse illusion. Contrairement à vous qui semblez y croire, et qui reprochez à vos persécuteurs de ne pas la respecter.
Je m’explique. Sans doute, avec les procès faits à Alain Soral, sommes-nous en matière politique. C’est en cette matière que la liberté d’expression devient un problème.
I. Que faut-il entendre par politique ?
Carl Schmitt a proposé un critère qui reste à mon sens une référence incontournable (La Notion de politique, Flammarion, 2009). Est politique la sphère où se confrontent non des individus ou des hommes en tant qu’hommes, mais des groupes humains, des collectivités, des agrégats, que Schmitt appelle des unités politiques. Les relations entre ces unités tirent ce caractère de ce qu’elles oscillent entre amitié, neutralité et hostilité. Mais en réalité, Platon l’avait déjà dit : « chaque cité ne cesse d’être engagée contre toutes les autres dans une guerre sans déclaration » (Lois, 626 a). Et Thomas Hobbes avait précisé que « la guerre ne consiste pas seulement dans la bataille et dans des combats effectifs ; mais dans un espace de temps où la volonté de s’affronter en des batailles est suffisamment avérée » (Léviathan, I.13).
Schmitt insiste sur le fait que ce qui caractérise la relation politique, au regard de tout autre type de rapport social, c’est la guerre, dans sa simple potentialité comme dans son effectivité, quelle qu’en soit la forme, depuis la guerre-duel jusqu’à l’entreprise d’extermination. Autrement dit, la décision spécifiquement politique consiste dans la désignation de l’ennemi. C’est pourquoi Schmitt a repris une formule d’Alamo de Barrientos : « lo politico es la distinción entre amigo e enemigo ». Or, la parole est l’instrument de cette décision. Est politique la parole qui désigne l’ennemi. Et en matière politique, il s’agit toujours de désigner un collectif.
Avec l’État, le monde civilisé était parvenu à exclure l’hostilité en tant que catégorie du droit. Les États avaient le monopole du politique. C’est-à-dire qu’ils avaient d’abord le monopole de la désignation de l’ennemi. Tant que les États conservaient ce monopole il ne devait pas y avoir de liberté d’expression, ce devait plutôt être le règne de la censure. Mais puisque l’ordre des États instaurait un monde avec frontières, pour aller plus loin il faut distinguer l’extérieur et l’intérieur.
II. Principe de L’État à l’extérieur
À l’extérieur, la haute politique interétatique prenait la forme des déclarations de guerre et des traités de paix, des alliances et des désalliances. La parole, comme la violence, y étaient maîtrisées. Aux guerres dans les formes, à la guerre en dentelle correspondaient, dans les paroles, la politesse de la diplomatie. Dès lors qu’il était reconnu en tant qu’État, on reconnaissait à l’ennemi un droit à la parole comme un droit à la guerre. Tels étaient les rapports politiques dans la société interétatique européenne des XVIIe et XVIIIe siècles et, bon an mal an, jusqu’au début du XXe siècle. Cette époque est aujourd’hui révolue. Nous ne sommes plus dans cet univers.
Aujourd’hui la guerre est interdite. Les États sont censés être en paix les uns avec les autres. La déclaration de guerre est prohibée. Mais cela n’a pas supprimé le politique et l’hostilité de la surface du globe. Au contraire, cela les a déchaînés et intensifiés, parce que les choses sont contraintes désormais de se développer sans forme. On ne peut plus faire la guerre qu’au nom de la paix. L’ennemi est donc forcément le fauteur de guerre.
Et n’oublions pas que dans nos sociétés démocratiques il ne suffit plus de donner simplement des ordres à des mercenaires, mais il faut obtenir l’assentiment des masses. Il s’agit de mobiliser des nations entières pour l’agression et pour le sacrifice. Il n’est plus question d’occupations ou d’annexions, mais du soulèvement des populations dans des conflits qui, au nom de la liberté, peuvent aller jusqu’à l’extermination totale de l’ennemi.
La désignation de l’ennemi prend donc désormais la forme de l’injure. Les médias et même les « hommes d’État » l’emploient dans les conflits politiques. L’ennemi est bête, c’est une ordure, un cafard, un voyou, etc. Voyez comment Fabius a osé parler du président Assad, ou encore, tout récemment, comment Biden a parlé de Poutine. La diffamation, allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération, est d’un usage courant. Il est nécessaire de calomnier l’ennemi. Il ouvre le ventre des femmes enceintes pour en arracher les fœtus, il viole, il pille, etc. Il éteint les couveuses. Et toute contradiction est incriminée comme du négationnisme. Et surtout on provoque évidemment contre lui à la discrimination, à la haine ou à la violence, puisque tel est l’acte politique le plus manifeste.
III. La guerre civile mondiale
Dégrader moralement l’ennemi enlève tout frein aux hostilités. Bien entendu, l’apologie des pires horreurs commises sur l’ennemi est légitime. On se fait gloire des bombes atomiques jetées sur le Japon, ou d’avoir rasé les villes et les campagnes allemandes en 1944 et 1945. Tirer dans le dos d’un homme en uniforme passe pour un acte héroïque. Affamer des populations entières est une opération humanitaire.
Et c’est un cycle infernal. La commission sur l’ennemi d’infractions aux lois de la guerre se traduit par une surenchère dans l’hostilité. Parce que vous êtes moralement contraint de traiter l’ennemi d’animal féroce lorsque c’est ainsi que vous vous comportez avec lui, à défaut de quoi c’est vous qui serez reconnu comme tel. Maurice Bardèche l’avait très bien compris (Nuremberg, Kontre Kulture, 2016). C’est Schmitt qui y voyait la nécessité d’une contrainte morale (La notion de politique, Flammarion, 2009).
C’est celui qui injurie, qui diffame, qui provoque à la haine qui va incriminer chez son ennemi des prises de paroles pourtant mesurées. Le président Poutine l’a fait remarquer récemment. Et la lutte entre unités politiques tourne désormais autour du monopole de la parole légitime, tout comme elle tourne autour du monopole de la violence légitime. Aujourd’hui l’ennemi n’a plus droit à la parole. On le voit très bien à la place réservée à la Chine par les médias occidentaux.
IV. Principe de l’État à l’intérieur
Si telle est, au plan international, la logique du mondialisme, ennemi absolu de l’État, dans un monde sans frontières il faut comprendre que c’est exactement la même idéologie criminelle qui opère à l’intérieur. Les injures et les calomnies enferment les populations dans un cycle infernal où les actes réels, les vengeances, les rancœurs attisées par l’absence d’amnistie débouchent dans la confusion générale sur la folie de la guerre de tous contre tous. L’histoire récente et le présent en offrent bien des exemples. La population n’a pas affaire à des institutions étatiques polies et protectrices, mais à des groupes politiques sans foi ni loi.
Revenons aux anciens principes du droit selon l’ordre étatique. Le premier devoir de l’État était précisément de maintenir la paix à l’intérieur de ses frontières. Ce pourrait même être la définition de l’État. Il ne pouvait, faute de se dissoudre dans la guerre civile, tolérer la présence en son sein d’une autre unité politique légitime. Il est toujours beaucoup plus facile de déclencher une guerre civile que de l’arrêter. Par conséquent, l’État avait, sur son territoire, une mission de police qui consistait à combattre par tous les moyens ceux qui cherchaient à fomenter des troubles. Tout ce qui pouvait s’apparenter à une forme de désignation de l’ennemi, dès lors que cette réalité était sous-jacente, relevait exclusivement de l’État. En défendant son monopole et son autonomie dans la désignation de l’ennemi il interdisait au sein de sa population la guerre et les affrontements à mort.
Puisque, nous l’avons dit, la parole est l’outil de l’hostilité, cela supposait le contrôle absolu de la parole. Dans tout État digne de ce nom les autorités légitimes avaient une obligation de surveillance de l’expression publique.
L’une des découvertes majeures de Carl Schmitt a été de voir que le politique ne peut pas être défini et circonscrit d’avance à un domaine précis. Le politique ne désigne pas un domaine particulier de la vie sociale, mais le degré d’intensité d’une dissociation ou d’une association entre groupes humains. Opposition et association peuvent germer ou investir n’importe quels domaines de la vie humaine. Dès lors qu’un secteur devient politique, il obéit non plus à la logique qui présidait initialement, mais à une logique spécifique. Par exemple les pollueurs et les écologistes ne forment pas encore deux puissances mondiales opposées, mais les entités collectives qui s’affrontent peuvent utiliser l’argument écologique, en toute mauvaise foi, pour mobiliser les foules. De même pour le féminisme.
Savoir si un propos était ou non politique, décider s’il y avait ou non risque de trouble à l’ordre public et interdire à celui qui était désigné comme ennemi intérieur de s’exprimer relevait de l’exercice de la souveraineté. Le souverain devait rester seul maître de sa décision. Il en allait de son monopole. Pour paraphraser une formule de Carl Schmitt : était souverain celui qui décidait du caractère politique d’un propos. La police intérieure reposait donc nécessairement sur l’arbitraire.
V. La liberté d’expression, levier juridique du chaos intérieur
Par conséquent c’est en se servant de la tolérance et des droits de l’homme comme d’une arme qu’à l’époque moderne les ennemis de l’État sont parvenus à anéantir le principe d’ordre public intérieur. Le levier a été le principe de liberté d’expression, avec son corollaire d’un droit pénal libéral dont les dispositions seraient d’interprétation stricte.
Certes, dans un État classique l’ennemi intérieur peut être combattu au moyen du droit pénal. Néanmoins la criminalité de droit commun et l’action politique sont de nature différente. Chaque domaine est autonome. Tout simplement parce que tout délinquant n’est pas un politique. Les injures les plus virulentes, les pires calomnies et la provocation à la violence, même contre un groupe de personnes, sont évidemment pénalement répréhensibles, mais elles ne relèvent pas nécessairement de la désignation de l’ennemi. Et inversement, pour lutter contre une politique l’État ne devrait pas avoir besoin d’en passer par le droit pénal.
Il est doublement dangereux de soumettre la répression politique à la condition de la commission d’une infraction et aux nécessités de la procédure pénale. Dans certains cas cela, peut paralyser l’action de l’État. Et c’est bien le but du libéralisme. Un propos peut entrer dans la sphère de la distinction de l’ami et de l’ennemi tout en étant parfaitement anodin en apparence. Et à la faveur des idées démocratiques libérales peuvent se déchaîner tous les discours politiques possibles, et avec eux se donnent libre cours toutes les paroles de désignation de l’ennemi. Mais dans d’autres cas la criminalisation de l’ennemi n’est pas opportune, parce qu’elle peut envenimer une situation.
La difficulté, c’est que l’interdit d’un texte de loi est général. Il peut au mieux présenter en exemple des cas dont il définit plus ou moins précisément les contours. Mais une disposition pénale dépend toujours à la fois de l’interprétation de faits concrets nouveaux et de la compréhension de notions générales. Tout peut y être sujet à discussion. En matière politique les limites de la liberté d’expression ne doivent et ne peuvent fondamentalement pas être tracées par le droit pénal.
VI. Intolérance des partisans de la tolérance
Le discours de la liberté d’expression était paradoxalement mais nécessairement radicalement et absolument intolérant aux idées politiques étatistes. Cela n’a pas empêché ses partisans de faire l’unanimité autour de lui. C’est ainsi que les fauteurs de guerre civile ont pu s’imposer aux consciences et à l’opinion publique, jusqu’à ce que l’appareil administratif et judiciaire finisse par tomber sous la domination hégémonique de leur idéologie. Mais alors l’on peut voir aussitôt à quel point ces amis de la liberté font preuve d’une intolérance généralisée.
Les mêmes apories qui ravagent le droit international se retrouvent en politique intérieure. Un groupe politique non étatiste se caractérise, en droit interne comme en droit international, par son intolérance, ses outrances et son totalitarisme. Avec une mauvaise foi sans limite, il accable l’ennemi des pires maux dont il se rend lui-même coupable. Il s’agit de criminaliser la parole et l’acte politique chez l’ennemi, dans la mesure même où il tient pour légitime ses propres comportements. C’est la clé du mystérieux « deux poids, deux mesures ». En réalité, ce qu’il cherche à incriminer, c’est la moindre critique. L’ennemi n’a évidemment pas droit à la parole.
Celui qui contrecarre ses entreprises et qu’il identifie comme son ennemi est accusé et si possible condamné pour injure, diffamation ou provocation. Quand ce ne sont pas des accusations de terrorisme – accusation qui émane souvent des dictateurs – ou de crime contre l’humanité – accusation qui émane souvent des terroristes.
Aujourd’hui l’on ne saurait bien distinguer entre les pays où ces groupes politiques dominent et ceux où ils sont minoritaires, ni dire, dans le fond, quelle est la pire situation, de celle où de tels partisans de la tolérance sont dans l’opposition ou de celle où ils tiennent le pouvoir. Mais il est certain qu’en tout cas, lorsqu’un groupe promoteur de la liberté d’expression peut instrumentaliser l’État et le droit pénal, il le fait.
La liberté d’expression, la paix mondiale et la démocratie ne sont que des idéologies politiques : elles servent à distinguer l’ami de l’ennemi, à désigner l’ennemi et à lui livrer une guerre sans merci. La crise de l’État est entrée en 1945 dans sa phase terminale. Elle coïncide avec la crise de l’Europe occidentale. On peut espérer avec Schmitt qu’il ne s’agisse que d’une crise de croissance et que le nouvel ordre mondial sera pluraliste, que, sans exclure les conflits du cadre du droit, ceux-ci seront au contraire réglés, et interdits aux populations civiles.
Alain Soral n’est pas un chef de guerre civile, il se situe même à l’extrême opposé de tous ceux qui mènent la France vers l’abîme. Il n’est pas dans la clandestinité et n’appelle pas à la révolte. Il n’a pas été désigné comme l’ennemi de la France et il n’a pas de lien avec une quelconque puissance étrangère. Il est président d’une association loi 1901 déclarée en préfecture. Il dirige une collection chez un éditeur (Kontre Kulture). Écrivain, auteur de nombreux livres, il vient de publier Comprendre l’Époque. Pourquoi l’égalité ? Pour ma part je le considère comme un penseur français défenseur de l’État. À ce titre, il s’inscrit dans la lignée des Nogaret, des Bodin, des Rousseau, des Bonald ou des Maurras.
Quelle était, dans les trois affaires en cause le 24 mars dernier, la situation de mon client ? Il n’avait pas commis d’infraction et ne faisait qu’user de sa liberté. Le droit était de son côté.
J’espère, Monsieur Reynouard, avoir ainsi pu me faire mieux comprendre. Je ne souhaitais pas, vous le voyez, polémiquer ou faire de la rhétorique. Votre « pique » m’a inspiré ces réflexions et c’est pour moi une raison suffisante pour vous remercier d’avoir ouvert le dialogue. J’assume le risque que je prends devant l’opinion en vous répondant. Mais est-ce qu’il n’aurait pas été plus délicat, en fonction des places que vous et moi aurions alors occupées, d’avoir entre nous publiquement ce dialogue entre, disons, 1936 et 1944 ?
Bien à vous,
Damien VIGUIER