La récolte du sang
Qui, au cours de sa vie, n’a pas fait un don du sang, avec la satisfaction d’avoir agi généreusement ? Qui refuserait un engagement civique pour sauver des vies humaines ? Pourtant, peu de ces citoyens modèles ont réellement pris conscience de la signification des lignes en petits caractères du contrat qu’ils ont signé, stipulant que leur sang pouvait servir à la fabrication de médicaments payants. Car le don de sang ne sert pas seulement pour les transfusions des accidentés de la route, comme on se le représente gentiment. Le plasma récupéré, riche en protéines et en perspectives thérapeutiques est devenu la nouvelle cible de l’industrie pharmaceutique.
Cette exploitation marque un tournant majeur dans la marchandisation du vivant. Si l’on peut réprouver l’idée de baser son business sur la maladie et la souffrance des gens – ce qui est déjà moralement fort discutable –, que penser de ce qu’il faut bien appeler la vente organisée du sang ? La transformation d’un sous-produit humain est une escalade éthique considérable, surpassant de très loin la production de molécules de synthèse, même inutiles ou à effets secondaires.
Les développements terminaux de la libéralisation de la santé étaient prévisibles. Comme Fantine vendait ses cheveux et ses dents dans Les Misérables, d’autres pauvres, à une autre époque, sur un autre continent, vendent aujourd’hui leur sang. C’est ainsi que les quartiers pauvres des villes économiquement dévastées alimentent en matière première quasiment illimitée les perspectives de profits de ce commerce si particulier. Lorsque l’on sait que dans une optique non matérialiste de la santé, la médecine chinoise traditionnelle considère le sang comme un organe à part entière, il devient quasiment impossible d’éluder la comparaison du commerce du sang avec celui des organes. À ce détail près qu’il est, lui, renouvelable et donc « cultivable ». La surenchère des dérives éthiques de la médecine du XXIe siècles semble bien n’avoir pas de limite.
Le documentaire Harvesting the Blood of Amica’s Poor expose les arcanes du circuit du sang au niveau mondial, en images et en dialogues. Les deux extrémités de ce circuit, liées par le même substrat vital y sont clairement présentées. Malades et bénévoles bien intentionnés d’un côté, misère de l’autre. Entre les deux, une poignée de compagnies se partage le marché et s’installe au cœur des quartiers pauvres. Leurs centres de « don du sang » fonctionnent 12 heures par jour, 7 jours sur 7, faisant miroiter des revenus de 200 dollars par mois, en toute légalité. Dans les faits, les 50 dollars des cinq premiers dons passeront rapidement à 20 dollars la séance, deux fois par semaine. Pour beaucoup de famille, ce sera le seul revenu du foyer. Et pour les toxicomanes, le seul moyens d’obtenir leur dose. L’argent n’est pas crédité sur un compte en banque mais sur une carte de crédit exclusive, au nom de la firme. Ceci, tant qu’il n’y a pas d’oubli…
Une dystopie très désagréable à découvrir, qui illustre la manière dont le sang des pauvres profite aux riches. Les pauvres affectant leur santé – au point parfois de devoir stopper leur don – pour que les riches l’améliorent. Avec en filigrane tous les risques sanitaires inhérents à la mise en concurrence d’un produit physiologique devenu médicament, notamment en revoyant à la baisse les exigences de sûreté pour plus de compétitivité. Résidus de drogue, prions, ou encore nouveaux pathogènes peuvent passer à travers les mailles du filet des vérifications, et pourraient devenir en puissance un vecteur de contamination globalisé.
Récolter le sang des pauvres d’Amérique :
le commerce du plasma sanguin par Big Pharma
Un documentaire américain dans sa version originale, donc en anglais, mais comportant des passages en français, lorsque c’est la langue de la personne interviewée. Pour ceux qui ont un niveau d’anglais correct mais un peu de mal avec la compréhension orale, des sous-titres en anglais sont disponibles (cliquez sur la molette).