Cet article est la première partie d’une série de deux, consacrée à la déification de la science dans le domaine de la santé. La vidéo promotionnelle qui suit est une façon d’aborder le versant théorique de notre sujet. Pour commencer, jouez le jeu d’entrer dans l’ambiance de ce spot publicitaire. Ici, nous avons un produit à vendre – la marque Pfizer – et une histoire à raconter. On pourrait se laisser indéniablement divertir par le côté « humour au second degré », mais la vidéo véhicule des croyances solidement ancrées, que nous avons peut-être intériorisées malgré nous, et avec lesquelles il devient urgent de prendre de la distance.
« Pour protéger l’humanité des maladies, demandez à la science... »
La science est personnifiée dès la première phrase. Elle est cette figure d’autorité à qui l’on doit « demander ». La mission est de la plus haute importance : « protéger l’humanité des maladies », rien de moins. La tournure impérative, qui permet de faire passer un ordre pour un conseil, est une manière d’entériner une adhésion – supposée spontanée – au narratif.
Sauf que – comme on dit – l’humanité n’est pas un organisme. Souhaiter protéger l’humanité, c’est souhaiter protéger chacun des membres qui la compose, sans en perdre en route. Or on ne peut partir du postulat que tout le monde est à la même enseigne. Les riches et les pauvres, les biens nourris et les affamés, les citoyens libres et les habitants de zones de conflits, n’aurons pas à souffrir du même degré d’atteinte de leur capital santé. Sur ce registre, il vaudrait mieux demander à madame Justice sociale plutôt que madame la Science. Ou a monsieur Budget à la fin du mois. Le recours à la science permet ainsi de circonscrire la santé au seul domaine de compétences techniques ou des avancées de la recherche, en excluant tout autre déterminant. « Demander à la science » permet ainsi d’éclipser le politique.
D’autre part, même en imaginant que l’on puisse parler de l’humanité comme d’une seul corps, il est tout autant irréaliste de penser lui éviter les maladies. Ou le stress. Ou les peines de cœur. Car la seule chose que l’on ne puisse pas faire pour nos proches, c’est bien de leur éviter de mourir ou de souffrir. En revanche, il est tout à fait possible de mettre en place un système de soin performant, peu cher, local et accessible, avec par exemple les médecins généralistes en première ligne à qui on laisse la possibilité de faire leur travail. Dans ces conditions, on peut soigner, réduire les souffrances, améliorer le confort de vie. Or, pour cela, nous n’avons pas besoin de progrès scientifiques. Sans vouloir reparler de molécules peu chères qui soignent, tout est déjà bien accessible.
Le scénario démarre donc sur le postulat que la science est le seul garant, le seul ingrédient d’une bonne santé, ce qui n’est évidemment pas le cas. Mais ce faisant, les puissants transforment la science en caution intouchable pour promouvoir l’objectif respectable, mais particulièrement mal posé, de « nous protéger des maladies ».
« La science progresse, car elle avance sans relâche... »
Tautologie ! Ces constructions linguistiques jouent le rôle de boucles d’auto-renforcement, pratique très utilisé en hypnose par exemple pour marteler un message. En somme, s’il y a du progrès, il y a de l’espoir, et on peut même s’attendre à une fin heureuse. Une façon de dire : « Soyez patient, attendez jusqu’au bout la fin de l’histoire ».
« Elle n’abandonne jamais, elle n’a de cesse de chercher jusqu’à trouver des réponses... »
Nous montons d’un cran dans le recours à l’imaginaire. La science n’est plus une simple personne, elle devient une figure mythologique absorbée dans sa quête sacrée. Une guerrière capable de sacrifice ou une sportive de l’extrême qui ira jusqu’au bout de sa mission, quoi qu’il lui en coûte !
Malheureusement, cela nous mène au délire réductionniste qui n’a pas de fin. C’est ce qu’on appelle, avec John Barrow, l’entonnoir réductionniste [1]. Il restera en effet toujours quelque chose à disséquer, à décortiquer au plus profond de la cellule, de la mitochondrie ou du brin d’ADN. Avec l’espoir secret que le dernier rouage finira par tout expliquer du fonctionnement vital. En réalité, si ce type d’annonces fait miroiter des réponses à venir, elle ne fait qu’engendrer une succession infinie de questions, toujours plus nombreuses et toujours plus complexes. Plus on avance, plus l’horizon recule ! À ce régime, la science, pour trouver ses réponses finales, risque fort de chercher longtemps ! Car les réponses, puisqu’il y en a, sont toujours transitoires et imparfaites, laissant la perspective d’une mise en abîme vertigineuse. Or ce qui peut être très stimulant pour l’esprit d’un point de vue intellectuel devient vite déprimant au quotidien, dans le registre de la gestion de sa santé défaillante. Ce que cette escalade illustre, c’est que le mystère de la vie et les lois qui gouvernent la santé ne peuvent être révélés d’une manière séquentielle ou matérialiste. Il est sans doute temps de considérer l’impasse dans laquelle nous nous trouvons, pour envisager d’autres façons fonctionnelles de pratiquer la médecine.
« La volonté de guérir de la science est plus forte que la volonté d’exister des maladies »
Ici, nous basculons dans une dimension poétique, très peu compatible avec la science. La posture épistémologique de la science promeut en effet l’objectivité et la neutralité comme norme garantissant le caractère proprement scientifique d’un travail. La volonté est un phénomène humain, pouvant produire son effort dans une direction ou dans une autre, en fonction de ses priorités. Ceci est valable au niveau personnel, comme au niveau politique. La science au contraire n’a pas, ou ne devrait pas, avoir de volonté. Mais peu importe la rigueur, nous ne sommes plus à cela près ! Nous sommes les spectateurs de la mise en scène d’un combat mythique où les maladies – personnifiées elles-aussi – sont de méchants géants à combattre. Le scénario est bien construit. Il permet de contourner la question des choix stratégiques en matière de politique de santé en montrant une lutte héroïque contre des ennemis facilement identifiables. Et il est bien connu que tout héros attire ses supporters. Revoyez tous ces applaudissements aux fenêtres : comment y résister ?
« Demandez à celles qu’elle a éradiqué... »
Le conte continue de générer des images mentales. Les maladies éradiquées, surveillées par les gardes de la science ont perdu de leur superbe. Dans ce combat, il y a eu des vaincus – les maladies – et le vainqueur, la science. Pourtant, les maladies éradiquées grâce à la science ne sont qu’un mythe de plus. On sait maintenant que l’eau potable et l’hygiène ont fait beaucoup plus pour la disparition de certaines maladies. Et que d’autres contenues un temps, par exemple grâce aux antibiotiques, sont reparties de plus belle. Même chose avec les campagnes de vaccinations classiques, notamment contre la rougeole [2]. On a assisté à des flambées de cette maladie sous couverture vaccinale quasi totale. Ce que cette métaphore véhicule, c’est l’idée que les maladies sont des entités extérieures, venant s’accrocher sur le malade qui les a malencontreusement « attrapées ». Il faut rappeler que cette façon de concevoir la santé est parfaite pour le commerce, qui peut ainsi proposer autant de médicament qu’il existe de maladie, voire plus. Et qu’elle correspond à une tournure de l’esprit humain, qui préfère nommer la maladie à combattre plutôt que de la concevoir comme partie dysfonctionnelle – mais intégrante – de soi. En réalité, les maladies n’existent pas sans nous. Car la santé est un processus, un état qui s’améliore ou se détériore en permanence en fonction de nombreux facteurs. D’un point de vue hygiéniste, nous fabriquons notre santé et notre maladie tous les jours. Nous avons bien sûr une certaine marge de manœuvre pour mener une vie saine et contribuer à notre santé. Mais le point de vue s’élargit forcément pour inclure des strates où nous perdons la main : une situation financière fragilisée par une longue période de chômage, une panique collective créant de l’insécurité, une période de guerre... L’étiquette de la maladie est tellement réductrice ! La « maladie », ainsi que la définition qu’on lui donne, n’est que la manifestation visible de cette détérioration. Malgré des références constantes aux étiologies, la médecine se contente bien souvent du traitement des conséquences finales de cet état pathologique, en ignorant les étapes invisibles de sa progression antérieure. C’est une limite très handicapante, d’autant plus quand d’autres façons de soigner fonctionnent.
« Mais la science est humble... »
Difficile à croire face au ton et à la grandiloquence de cette vidéo ! C’est l’industrie pharmaceutique qui devrait rester humble face au nombreux échecs présentés initialement comme des triomphes de la science !
« Elle ne se repose jamais car elle doit se réinventer chaque jour, faire ses preuves en permanence. Jusqu’à ce que la science découvre, rien n’est acquis. »
Quoi de mieux pour développer un business que de se réinventer chaque jour ! Nous avons là la recette pour mettre en place une obsolescence programmée et attendue en matière de médicament. « Devoir faire ses preuves en permanence », au-delà du style très « téléréalité » de la formule, contient la promesse de la mise sur le marché constante de nouveautés. Le comble est que cette actualité renouvelée satisfait autant le portefeuille du fabricant que la demande d’un public friand de progrès scientifiques. Chaque « sortie » médicale est une petite dose d’espoir en comprimé ou en intraveineuse. En réalité, le discours joue éternellement sur la même ambiguïté en détournant la science de son objet premier. La science n’a ni bras ni jambes, ni volonté, on l’a dit. Elle observe le monde pour en tirer des lois générales. Elle établit des liens entre des séries de faits, des relations entre les phénomènes. Or, si les lois physiques sont connues et acquises, le vivant n’y obéit pas. Tout corps plongé dans un fluide reçoit toujours une poussée inverse égale au poids déplacé, mais en revanche tout le monde ne tombe pas malade de la même manière. Si certains flottent, d’autres se noient. Ce qui n’est pas acquis, ce qui reste aléatoire, c’est l’efficacité des traitements. La firme pharmaceutique espère toujours, sur la base de ses essais plus ou moins bien menés, que son petit dernier va faire un blockbuster, tandis que, dans la vraie vie, les malades en font régulièrement les frais. En général, la durée de leur exploitation dans le temps est inversement proportionnelle aux inévitables effets secondaires. Quoique le récent scandale des opioïdes aux États-Unis soit un sérieux contre-exemple ! Toujours est-il que c’est ainsi qu’est entretenue la confusion entre science et applications thérapeutiques monnayables.
« Nous pensons que la science peut guérir toutes les maladies. Et nous misons tout sur elle, parce qu’à la fin, la science triomphera. »
La conclusion est peut-être la partie la plus inquiétante de la vidéo, qui sonne comme l’annonce du transhumanisme à venir. Non pas qu’il soit réaliste que la science triomphe des maladies. Mais il est facile de décrypter que ce type de discours accolé à la science en général se déplace déjà, doucement et insidieusement, jusqu’à la puce en particulier. De la même manière que le consommateur a été trompé sur la médicalisation comme voie de bonne santé, il est probable qu’il le soit encore sur les possibilités curatives d’implants et autre processeurs connectés. Et si d’aventure nous gagnions en forme grâce à la science, il resterait toujours le marché de la gestion du vieillissement ou de l’immortalité. Sans surprise, la liste des produits dérivés est longue... Nous n’avons plus de temps à perdre pour devenir responsables et autonomes en matière de santé. Beaucoup ont commencé cette transition depuis longtemps. Allez-y, il est encore temps.