Animé par Mohamed Ridal, l’atelier Clefs de lecture a pour vocation de fournir une aide à ceux qui ont des difficultés à lire. L’objectif est de choisir une œuvre connotée « dissidence » et réputée ardue afin de l’étudier sur plusieurs séances. Le principe est d’aider à la compréhension de textes obscurs en donnant des clefs de compréhension afin de déverrouiller le texte.
Cette émission d’ERFM est produite en collaboration avec la section Île-de-France d’Égalité & Réconciliation.
Clefs de lecture #15 – Présentation
Nous étudions le troisième chapitre de la Phénoménologie de l’Esprit. Ce chapitre nous éclairera sur le rapport ambigu qu’entretient Hegel avec Kant.
Chapitrage :
Quels sont les apports d’Emmanuel Kant à l’histoire de la pensée ?
En quoi Hegel s’est-il distingué de Kant ?
Aristocratie et Bourgeoisie sous l’Ancien Régime : compétition ou collaboration ?
La structure de la Phénoménologie de l’Esprit
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En complément, lire cet extrait de l’ouvrage
Introduction à Michel Clouscard (disponible gratuitement ci-dessous)
A - La dialectique
Le terme dialectique vient du dialogue chez les Grecs. Elle consiste à trouver la vérité comme résultante de deux points de vue opposés. Ce terme a évolué pour qualifier une méthode d’analyse permettant de saisir le réel comme étant soumis à des contradictions qui le mettent en évolution permanente. Nous allons voir historiquement d’où vient la dialectique utilisée par les marxistes, son intérêt pour définir les catégories de pensée et leur évolution (par exemple pourquoi est ce qu’on parle de serf et seigneur puis de prolétaire et bourgeois) et pourquoi ne pas définir correctement les catégories de pensée est une stratégie de domination bourgeoise.
Une catégorie est un outil de compréhension du monde. Si on considère qu’une pensée se construit comme une maison, les catégories en sont les briques. Si je n’épure pas mon langage, je peux être un génie de la logique, j’arriverai à une pensée non fonctionnelle.
Ici nous présenterons ce qu’on appelle une catégorie, comment elles ont été définies historiquement et quelles ont été les incompréhensions et les erreurs, volontaires ou pas, à leur sujet.
1 - Kant (1724-1804) et la théorie de la connaissance : les catégories viennent du moi
Kant s’est posé la question du statut du réel et donc de notre capacité à connaitre ce réel. Il en est venu à la conclusion que les hommes ne pouvaient savoir de la réalité que ce qu’ils en percevaient. Je vois des couleurs et des formes qui constituent les signaux que la réalité m’envoie et non la réalité elle-même. Donc la réalité en elle-même est inconnaissable. Il indique que les hommes biaisent cette manifestation de la réalité en y mettant leurs catégories pour la comprendre comme « l’unité et la totalité » ou « la cause et l’effet ». Pour le dire d’une autre manière, il estime qu’il n’y a pas de raison de dire que « l’unité et la totalité » existent dans la réalité, c’est l’homme qui les y met. L’ homme ne trouve donc dans le réel que ce qu’il y met. Kant indiquait que ces catégories étaient anhistoriques (elles n’évoluent pas) et sont en nombre limités. La catégorie vient donc du sujet et non de l’objet. C’est l’idéalisme subjectif. On peut faire une remarque ici en notant que la théorie de la connaissance d’un philosophe est complètement solidaire de son ontologie (du statut qu’il accorde au réel).
La grande découverte de Kant est donc d’avoir compris que l’homme mettait du sien dans le réel, que lorsqu’il fait un jugement (une discrimination), ce dernier est subjectif. Or il prétend d’une part, que les catégories sont anhistoriques et d’autre part qu’on ne peut rien savoir du réel (ce qui est déjà un savoir sur le réel). C’est contre les deux « faiblesses » de cette théorie que Hegel édifiera son système philosophique.
2 - Hegel (1770-1831) fluidifie la pensée
Nous devons la définition moderne de la dialectique à Hegel. Il est le premier philosophe à avoir utilisé l’histoire et la dynamique du réel comme priorités ontologiques (c’est-à-dire comme postulat de base pour son analyse). Lorsque Kant cherche la vérité dans l’inamovible, Hegel dit qu’elle se saisit dans le changement permanent, dans la dialectique. Il fait un bond monumental dans l’histoire de la pensée. Alors que les hommes cherchaient la vérité absolue, que les philosophes se faisaient se confronter tous leurs systèmes, Hegel explique que tout le monde a raison historiquement.
Comme la vérité d’une fleur n’est ni d’être une graine, ni d’être une tige, ni d’être un bouton mais la succession de tout cela à la fois, il n’y a pas de système philosophique absolu sans considération historique. On ne peut pas dire que le VRAI système est celui de Platon ou celui de Spinoza, ou un autre. La vérité est dans l’évolution de tous ces systèmes. Et il faut les juger à l’aune de ce qu’ils ont apportés dans l’histoire de la pensée.
Par extension, il n’y a pas de catégories statiques mais des catégories dynamiques. Le réel est en constante évolution, si je veux le saisir, je ne dois pas prendre une photo mais faire un film. C’est pourquoi mes catégories doivent être dynamiques et non statiques. Contrairement à Kant, Hegel dit que la réalité est connaissable : « Tout ce qui est réel est rationnel et tout ce qui est rationnel est réel. » La connaissance consiste à saisir le réel par le concept (en allemand « saisir » et « concept » viennent du même mot).
La faiblesse de Hegel résultera dans son idéalisme. Il ne prend pas le monde tel qu’il est pour trouver sa dynamique interne mais accole le système dynamique formel qu’il a inventé (le syllogisme) au monde. Cela le mènera à de grosses contradictions où il fera succéder des intuitions géniales à côté d’impasses théoriques.
3 - Marx (1818-1883) remet Hegel sur pied
Karl Marx effectue un retournement dialectique de la pensée hégélienne, c’est la fameuse citation : Hegel a une dialectique « qui marche sur la tête ». Il considère qu’il faut bien observer le réel dans sa dynamique mais qu’il ne faut pas tomber dans le logicisme hégélien (qui consiste à faire une théorie de l’évolution du monde abstraite et à la plaquer au réel). Il faut prendre le réel tel qu’il est sans faire de formalisation. Le philosophe observe le monde afin de trouver sa dialectique interne, la tension (résultante de la contradiction) qui crée la dynamique interne d’une société (par exemple la tension entre prolétaires et bourgeois au XIXème siècle). Le monde est concret et doit être pris comme tel. C’est le matérialisme. Il y a priorité du réel devant la pensée.
Ainsi, pour Marx, les catégories sont une propriété du réel. Elles sont donc objectives. Ces catégories évoluent avec l’Histoire, elles sont « une forme de l’existence ». Il faut donc suivre les évolutions historiques pour faire évoluer les catégories de manière à rendre intelligible le réel. Nous précisons que même si ces catégories sont objectives, c’est l’homme qui les détermine. C’est un point fondamental de préciser qu’il y a identité partielle du sujet et de l’objet, de l’homme et du réel.
4- Les catégories dans la manipulation idéologique
La force du système de domination, c’est d’imposer à la population des catégories non fonctionnelles ou dépassées. Comme catégorie dépassée, on peut citer « le prolétaire » et le « bourgeois » tels qu’ils ont été définis par Marx au XIXème siècle et comme catégorie non fonctionnelle, on peut prendre pour exemple « la femme ». En utilisant ces fausses catégories, le système nous empêche de penser convenablement. Soit il utilise des catégories qu’il considère comme éternelles et donc ne subissant pas les évolutions historiques et donc économique (c’est le néo-kantisme) soit il utilise des catégories non fonctionnelles et entretenant une confusion entre l’être biologique et l’être social. L’exemple le plus frappant est d’utiliser « la femme » qui a une détermination biologique (on est une femme parce qu’on a des organes génitaux féminins) en lieu et place d’une détermination sociale (on devient prolétaire parce qu’on n’est pas propriétaire de ses moyens de productions). Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’interaction entre les deux. En effet, par exemple, certains métiers sont réservés aux hommes pour des considérations biologique (l’armée, la maçonnerie etc). Mais tout réduire à un être biologique est volontairement trompeur. C’est une des confusions ou des manipulations possibles que l’on peut établir sur les catégories.
La catégorie est la matière première de la pensée. Avant de faire des analyses du réel, il faut déjà se demander si les catégories utilisées sont judicieuses. Ainsi lorsque les dominants veulent prendre le pouvoir, ils imposent les catégories à utiliser au peuple. Certaines catégories sont fonctionnelles et permettent de « voir » le réel et d’autres permettent de le cacher. On remarque d’ailleurs qu’il y a des catégories plus ou moins interdites selon le pouvoir en place (essayez de faire des statistiques sur les juifs ou les homosexuels par exemple). On peut noter que les catégories les plus pertinentes sont celles dont la détermination revêt un caractère économique. Les statistiques ethniques sont intéressantes dans la mesure où l’opposition entre les ethnies est une opposition de classes. Parfois c’est l’appartenance ethnique qui détermine l’appartenance de classe. Par exemple : les « noirs » et les « blancs » en Afrique du Sud. On remarque que ces catégories sont déjà moins pertinentes en France.
Pour conclure, comme un bon ouvrier a de bons outils, un bon analyste doit avoir les bonnes catégories et surtout ne pas oublier que l’Histoire avance et qu’elles doivent être sans cesse revues et corrigées. La dialectique est donc la méthode permettant de définir correctement les catégories de pensées dans leur évolution (ou dans leur développement si l’on reprend la connotation hégelienne).
Nous verrons plus loin l’évolution des catégories du couple exploiteurs/exploités historiquement selon les modes de production.
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