Trente-cinq minutes pour persuader le téléspectateur que les médecines parallèles – parallèles dans le titre mais rebaptisées alternatives tout au long du reportage – sont dangereuses. Trente-cinq minutes pour n’en avoir à la fin aucune définition. Mais pour convenir que la médecine occidentale – appelée traditionnelle (!) par Élise Lucet – doit se remettre en question. Un mea culpa discret en guise d’explication, qui évite soigneusement tous les sujets qui fâchent, soient les réelles raisons de sa désaffection.
La bande-annonce du reportage :
1/. Du bon sens des Français, ou de l’inutilité de l’émission
L’émission commence par le classique micro-trottoir mené par Élise Lucet.
Élise Lucet (EL) :
« Reïki, Access Bars, crudivorisme, lithothérapie, tout ça, ce sont des médecines alternatives. Qu’est-ce que vous en pensez vous des médecines alternatives ? »
Français n°1 :
« Je pense qu’il faut être assez ouvert en fait, sur des médecines qui viennent d’autres pays. »
EL :
« Il y a 4 français sur 10 qui ont eu recours à ces médecines alternatives. Qu’est-ce que vous en pensez ? »
Français n°2 :
« J’en pense du bien, je pense que le corps à ses mystères encore, on en connait très peu de chose. »
Français n°3 :
« Je me méfie, je pense qu’il y a des gens crédules, naïfs, et qu’ils peuvent être d’autant plus vulnérables qu’ils ont des problèmes de santé. »
EL :
« Et est-ce que vous pensez qu’il y a des charlatans aussi dans ces médecines alternatives ? »
Français n°1 :
« Oui, ça je pense que… complètement. »
Français n°4 :
« C’est hyper facile, moi aussi je peux m’improviser coach en Reïki »
Français n°5 :
« Dans tout il y a des charlatans, ce n’est pas à vous que je vais le dire, madame Lucet ! »
Tout est dit, non ? Les Français sont ouverts, pressentent que la science actuelle ne sait pas tout expliquer et gardent la tête sur les épaules.
2/. Quand Envoyé spécial ne définit pas son sujet
L’émission évite soigneusement toute distinction entre les 400 « médecines » qu’elle incrimine.
Voix off :
« Vous faites peut-être partie de ces Français qui ont de plus en plus recours aux médecines dites alternatives : Reïki, naturopathie, magnétisme, il y aurait près de 400 disciplines recensées, et certaines sont contestées. Alors nous avons testé ces méthodes en tant que patient, et notre journaliste a aussi passé des diplômes de thérapeute en seulement quelques heures, c’est suffisant pour exercer. »
Prétendre traiter du sujet des médecines parallèles demanderait a minima de prendre le temps de circonscrire ce vaste sujet. Or, pour illustration de son propos, la journaliste Élisa Jadot semble avoir puisé dans ce sac rempli de ces 400 prétendues médecines, naïvement et les yeux fermés, un exemple de médecine parallèle au hasard. Et le lauréat est… Access Bars !
La praticienne Access Bars :
« On envoie un message à notre corps, à notre conscience, à notre inconscient, à l’univers. »
L’émission consacrera un tiers de son temps à cette trouvaille. Bon choix pour la caricature, mais mauvais choix pour le sérieux journalistique. Access Bars est le candidat idéal, non pas pour traiter du sujet des approches différentes en matière de santé, mais pour en donner une vision fausse. Comment ne pas faire la différence entre un système de soin complet, cohérent, capable de gérer la santé de toute une population, ayant montré des preuves de son efficacité sur des siècles, voire des millénaires avec cette technique ? Le terme d’hypnose à lui seul demanderait qu’on le précise. De quoi parlons-nous quand on parle d’hypnose, des techniques du renseignement de type MK-Ultra, ou du praticien bien-être qui propose une aide pour arrêter de fumer ou maigrir ?
3/. Quand Envoyé spécial traite plutôt de dérives libérales
Access Bars n’est pas une médecine, mais une technique isolée, un « truc », un gadget, tout à la fois à la mode et rémunérateur. L’effet de mode, la journaliste Élisa Jadot n’a pas pu ne pas le voir. Elle décrit justement très bien le décor des salons de bien-être et des cabinets tendance New-Age bobo bio. C’est bien comme ça : Bouddha, encens et table de massage ! La journaliste s’est donc formée à un gadget parmi d’autres, très maladroitement nommé « thérapeutique ». Ces gadgets, ces formations qui n’en sont pas, ces praticiens qui n’en vivent pas – même avec des séances à 90 euros l’heure – ne sont que les artefacts consuméristes, les symptômes de notre société du tout libéral.
Élisa Jadot :
« Je peux librement recevoir chez moi une clientèle et dispenser des séances à 90 euros. Comment ai-je obtenu le droit de pratiquer ? Qui va contrôler mon activité ? N’importe qui peut-il s’improviser praticien de ces nouvelles médecines ? »
S’il y a un marché, il y aura forcément des formations, des praticiens, et des acheteurs, des gens qui flairent le bon coup dans le champ fourre-tout des techniques de gestion du stress ou du développement personnel. Tout cela durera un temps, puis Access Bars sera remplacé. Comme ces boutiques de vaporette qui ferment aujourd’hui les une après les autres.
4/. Quand la journaliste croit être dépositaire de tous les savoirs du monde
Élisa Jadot :
« À ma grande surprise, Karima va juste apposer ses doigts sur 32 points de mon crâne […] La technique semble complètement invraisemblable : comment cette simple apposition des doigts sur ma tête pourrait-elle changer mon existence ? »
Notre journaliste est touchante et naïve comme ces Indiens éberlués découvrant les premières photographies. Toujours ce positionnement condescendant envers ce qu’on ne comprend pas. Si Access Bars est de la foutaise, c’est pour des raisons précises, pas à cause du contact de la main, qui en soi ne veut rien dire – certains touchés ostéopathiques pourraient ressembler à ça – et encore moins parce qu’on ne comprend pas le procédé ! Comme cette autre phrase assénée comme une preuve, et qui semble dire « cause toujours » :
« Si on ne ressent rien, ce n’est pas à cause de la méthode ? Selon la formatrice, si je ne ressens rien, ce n’est donc pas la méthode qu’il faut remettre en cause, mais mes capacités à recevoir l’énergie. »
Effectivement, on peut admettre qu’il existe des gens plus ou moins doués. Il ne viendrait à l’esprit de personne de contester que certains ont l’oreille musicale – sans compter les cas rares « d’oreille absolue » – quand d’autres chantent comme des casseroles. Cela n’est pas imputable à la musique, art ou méthode, mais bien à l’apprenti musicien. En matière de bricolage, on a l’habitude d’entendre le mauvais bricoleur accuser les outils.
5/. Quand Envoyé spécial recycle une vieille tribune n’ayant pas eu l’écho escompté
« En France, le développement d’Access Bars et de centaines de pratiques alternatives controversées inquiète le corps médical. […] 124 médecins ont signé une tribune contre ses pratiques médicales alternatives. Ils mettent en cause des techniques dont les effets ne sont pas prouvés scientifiquement. »
Le 19 mars 2018 en effet, 124 médecins et professionnels de santé avaient signé une tribune très médiatisée contre l’utilisation des quatre médecines complémentaires : acupuncture, homéopathie, mésothérapie et l’ostéopathie. Cela n’avait pas fait beaucoup réagir l’opinion : les utilisateurs de longue date, toujours aussi satisfaits avaient continué comme si de rien n’était. Pour Envoyé spécial, le cardiologue Jérémy Descoux est à nouveau interviewé, mais on comprend que l’optique a changé. Il ne s’agit plus de discréditer des disciplines vieilles de milliers d’années, ou ayant survécu à toutes les attaques de l’industrie du médicament, mais bien de focaliser l’attention sur Access Bars. Encore lui ! Or, si le terme de médecine est adapté pour parler de la Médecine traditionnelle Chinoise ou de l’homéopathie, il est totalement incongru pour le gag Access Bars, on l’aura compris. C’est ce qu’on appelle un bel amalgame.
6/. Thierry Casasnovas : jus de légumes, bains à 10 degrés en été, course dans la nature et trampoline
L’émission montre des images presque bucoliques, prises lors d’un séminaire de deux jours à 140 euros, soit six fois moins cher que la formation d’Access Bars d’une durée de sept heures. Mais ce que l’on reproche à Thierry Casasnovas, c’est « de faire arrêter les médicaments ».
Voix off journaliste :
« J’ai avec moi un dossier médical authentique concernant une inflammation de l’intestin qui nécessite un traitement à vie. L’arrêter signifie prendre le risque de développer un cancer du côlon ».
Thierry Casasnovas :
« Je ne prendrai pas le risque pour des tas de raisons, bêtement pour des raisons légales, parce que ce n’est pas mon job, je ne suis pas médecin, je ne veux pas jouer avec ça, et puis je n’ai pas les compétences pour jouer à ça. Et puis en plus, ce serait extrêmement dangereux pour les personnes. C’est-à-dire que si en ce moment-ci, ils prennent un médicament, c’est pour une bonne raison, c’est parce que les symptômes étaient trop douloureux, trop handicapants. »
La réponse claire et sans ambiguïté de Thierry Casasnovas ne satisfait pas la journaliste. Un comparse déguisé en participant reviendra à la charge, et la réponse ne sera pas non plus « Arrêtez vos médicaments ». À l’inquiétude sur les risques de développer un cancer, Thierry Casanovas renvoie l’ascenseur :
« C’est la technique de manipulation par la peur par excellence. Tu crées la peur chez la personne, après tu lui vends tout ce que tu veux, c’est automatique. C’est le marketing de la peur, et c’est comme ça qu’on met la pression au gens… Attendez, vous avez ça, mais là, on a un traitement pour vous. Mais il faut signer là maintenant. On se croirait chez les vendeurs de store ou d’alarme qui passent chez toi, les mecs, il faut signer dans les 5 minutes, c’est exactement la même technique. »
7/. La parole de fin est à l’expert
Bruno Falissard, professeur de santé publique et spécialiste des médecines alternatives, est l’invité de fin d’émission d’Élise Lucet. Mais les questions/réponses resteront hors sujet jusqu’au bout.
EL :
« Est-ce que d’après vous les pratiques qu’on décrit dans ce reportage sont de l’ordre de la médecine ? »
Bruno Falissard (BF) :
« Bien sûr que non. Là, on est dans le pur charlatanisme. Alors bien sûr vous avez pris des cas extrêmes. Il y a des gens qui ont des médecines alternatives et qui sont relativement sérieux. Là on est dans l’escroquerie, c’est-à-dire quelque chose de fou. »
Ainsi l’invité d’Élise Lucet rattrape le manque du reportage en affirmant « qu’il y a de bonne chose », sans plus les définir d’ailleurs. Merci de le préciser, mais le mal est fait. L’émission avait-elle un but caché ?
EL :
« Vous parlez de charlatanisme, mais est-ce que pour autant c’est dangereux ? »
BF :
« Alors là, oui. Précisément, on est dans quelque chose de dangereux. Le risque des médecines alternatives, c’est d’avoir une emprise sur le patient, et de lui dire ben écoutez, vous allez oublier toute la médecine occidentale qu’on a à l’hôpital, et vous allez venir avec moi. Et là c’est une perte de chance qui peut être dramatique. »
Et voilà le retour de la notion de « perte de chance » ! Cette idée que le fait de suivre une médecine alternative nous prive des chances de survie par de traitements dit « sérieux ». Mais dans la grande majorité des cas, les malades se tournent vers autre chose, justement parce que la médecine occidentale ne les a pas soulagé. La perte de chance reste de toute manière un conditionnel difficile à évaluer.
8/. Le besoin de réglementation
On comprend à travers la discussion que se profile le martelage du besoin de contrôle de ces médecines parallèles si dérangeantes. Le terrain est ainsi préparé pour une réglementation, nécessaire certes, mais il faut redouter qu’elle soit l’occasion de tous les arrangements et récupération habituels entre amis.
EL :
« Comment on fait pour faire le tri ? »
BF :
« Alors ça, c’est le problème numéro 1, aujourd’hui. Certaines de ces disciplines sont sérieuses, c’est vrai. Beaucoup ne le sont pas. Le problème c’est qu’on sait pas. Et même au sein d’une discipline, on ne sait pas comment ont été formés les professionnels. Et là, quand même, il y a un problème des pouvoirs publics. Normalement, c’est à la société de protéger les concitoyens pour qu’ils puissent être au courant, pour savoir qui peut leur faire du mal et qui va pouvoir les aider dans le parcours de leur maladie. Il faut que l’État investisse un peu pour évaluer toutes ces pratiques et aider les professionnels à les évaluer et ça ne coutera pas si cher que ça, et on évitera peut-être beaucoup de problèmes de santé, qui aujourd’hui arrivent à cause de dérives de pratiques. »
Sur le fond, tout le monde est d’accord. Mais on peut craindre que les pouvoirs publics et leurs relais médiatiques n’oublient d’aborder quelques questions essentielles. D’une part, qui seront les experts capables d’évaluer un domaine dont ils ignorent tout ? Des bureaucrates, des arrivistes intrigants comme Pasteur en son temps, des politiques, des professionnels en conflit d’intérêt ? Et d’autre part – on peut toujours rêver –, pourquoi ne pas en profiter pour évaluer aussi notre système de soins occidental ? Système qui aurait bien besoin d’apprendre à dire « dans l’état actuel de notre ignorance », plutôt que de parquer tout ce qu’il n’explique pas dans « domaine irrationnel ».
9/. Quand on comprend que l’enjeu est de ramener les malades au bercail (de Big Pharma ?)...
EL :
« Mais pourquoi, d’après-vous, les Français se tournent-ils de plus en plus vers les ces médecines alternatives ? »
BF :
« C’est vrai qu’on en parle beaucoup, beaucoup plus qu’avant. Et c’est inquiétant parce que ça veut dire que quelque part ils délaissent la médecine occidentale classique. Il faut s’interroger pourquoi. Moi, je pense qu’il y a plusieurs facteurs et que tout le monde est un peu fautif. D’abord, les médecins se sont un peu crispés sur une médecine technologique, voire même un peu scientiste. »
C’est le début du mea culpa. Mais la suite vaut son pesant d’or.
EL :
« Inhumaine ? »
BF :
« Alors certains à l’excès vont dire peut-être inhumaine, heu et c’est vrai que c’est plus facile quand on parle à quelqu’un qui souffre de dire "Vous savez tout ça s’explique par la biologie. Et puis on va faire une IRM, et je vais vous donner un médicament, c’est un grand médicament et vous allez guérir." Alors qu’en fait c’est plus compliqué que ça, c’est toujours plus compliqué que ça. »
« Je vais vous donner un médicament et vous allez guérir ! » : mais…dire à quelqu’un qu’il va guérir grâce à un médicament, alors que ça n’est pas sûr, n’est-ce pas l’expression d’un excès de pouvoir ? Ne pourrait-on pas y voir aussi manipulation, escroquerie ou charlatanisme ? Cette posture ne serait-elle donc pas réservée aux médecines alternatives, dont on ne sait d’ailleurs toujours pas ce qu’elles sont ?
10/. ...et qu’il faut que la médecine occidentale « écoute les patients tels qu’ils sont » !
EL :
« Il y a un problème de confiance entre les patients et la médecine traditionnelle ? »
BF :
« Plus qu’un problème de confiance, c’est un problème d’écoute et un problème de compréhension de l’autre. Je pense que souvent, ils ont l’impression que le médecin qu’ils ont en face d’eux est quelqu’un de sérieux, je crois qu’il n’y a aucun doute là-dessus ; qui connaît son boulot, mais qui arrive pas à les écouter comme ils aimeraient qu’on les écoute. Et donc le médecin doit savoir que en face de lui, il peut avoir quelqu’un qui a des croyances différentes, qui est pas forcement un scientifique et qui a peut-être besoin qu’on l’écoute comme il est. Et peut-être que quand ils vont voir des médecins ou des soignants alternatifs, eh bien on les écoute tels qu’ils sont. »
Ainsi, la défiance des Français envers le système de soin s’expliquerait par le fait qu’ils ont envie d’être « écoutés tels qu’ils sont », parce qu’ils ont des croyances non scientifiques. En sommes, ils voudraient de l’écoute et de la considération. Chacun appréciera ! Mais les patients ne veulent pas être « écoutés tels qu’ils sont », ils veulent être écoutés « tout court », notamment quand ils donnent des éléments cliniques qu’ils ont repérés. Tableau clinique que le médecin ignore la plupart du temps au profit des seules analyses de laboratoire. Les patients veulent des résultats et pas des justifications « c’est idiopathique », « manifestation psychosomatique » ou « forme essentielle ». Ils veulent pouvoir guérir de leur eczéma et éviter de se tartiner de cortisone à vie. Ils veulent soigner leurs douleurs articulaires sans détraquer leur système digestif. Ils ne veulent pas être des cobayes à grande échelle, payant dans leur chair les pots cassés d’effets secondaires non anticipés.
Le reportage en intégralité :
Conclusion : c’est maintenant qu’il faut commencer le débat !
EL :
« Mais est-ce que ça veut dire du coup que la médecine traditionnelle du coup doit aussi s’inspirer de ces pratiques alternatives ? »
BF :
« En tout cas, la médecine occidentale a à se remettre en question. »
Au menu :
le fléau des conflits d’intérêt de ce qui est devenu le premier marché mondial ;
l’iatrogénie et les accidents médicamenteux, mauvaises associations ou surdoses, qui font selon certaines sources autant de morts que les accidents de la route ;
le manque d’efficacité sur toute la sphère des maladies fonctionnelles.
S’il faut se remettre en question, il y a matière !
En conclusion, on pourrait dire que les enjeux sérieux sont les grands absents du reportage, mais que le gadget Access Bars, pourtant non représentatif, a réussi à détourner l’attention...