Culte se rapporte à religion, et religion à Dieu. Normalement, on ne peut vouer un culte à un film, une scène, une image. C’est la définition même de « l’admiration des idoles », que les prêtres des premiers temps ont interdite, afin d’unifier les croyances et superstitions bordéliques. Si la France a pu exister un jour, c’est parce que les grands ducs (Aquitaine, Anjou, Bourgogne, Orléans) ont fini par se soumettre à un roi et à stopper guerres intestines, unions provisoires et trahisons stériles. Le pouvoir central leur a fait perdre un statut de premiers, mais leur a donné en contrepartie une part de la nouvelle et supérieure puissance de la France. Les idoles, c’est pareil : en interdisant leur culte, on rendait celui de Dieu possible. Vous avez dit jacobinisme, vous avez dit pouvoir centralisateur fort ?
Chimères et chimie
Les meilleurs critiques des Cahiers du Cinéma (publication violée par les maos puis les intellos), du Cercle de Canal+ (où Beigbeder invite des bimbos parlantes) ou d’Allociné (il y en a de très pointus) ne pourront jamais complètement expliquer pourquoi une scène sort de son film pour se graver dans la mémoire personnelle ou collective. Pour toute une vie, et parfois, pour l’éternité. Une résonance avec un moment de l’histoire de chacun, pas forcément conscient, un coup de foudre esthétique, une fusion émotionnelle immédiate, une impression surpuissante de vrai ou de vécu, déclenche l’adhésion, corps et âme, de l’être qui regarde. Il disparaît, s’absorbe dans l’image, qui devient SON image. Un miroir magique où l’on se perd.
Il est souvent question de visage, source et miroir de toutes les émotions, ou de posture corporelle. Même quand on touche à la limite de l’inexpressivité melvilienne, inspirée des Japonais, avec le Lino Ventura de L’Armée des ombres, qu’on croirait dans un ralenti onirique. Chacun possède ses moments de grâce au cœur de ses films préférés. Qu’on peut, depuis le surgissement d’Internet, revoir à satiété sans attendre de rediffusion CanalSat, qui revend le même fond de culotte depuis des années. Le besoin de films, de scènes, existe, pour des adultes redevenus des enfants qui attendent leur histoire, une histoire qui fait peur, rire ou pleurer, et parfois penser. Une réalité (faussement) fausse mais qui transporte, transcende. Car l’image, cette perturbation vibratoire, provoque une réaction électrochimique dans le cerveau. Une ligne de code à la Matrix, une équation vivante qui attend sa clé, son décodage. Sa fécondation. Si notre imagination, cette chimie cérébrale, produit des images au-dedans à partir du vivier de la mémoire, alors les images du dehors que nous aimons peuvent se changer en réaction interne, et trahir notre structure mentale. Nous sommes chimie et nous redeviendrons chimie.
Blanche-Neige et les sept nains
Pas vraiment un dessin animé pour enfants, sinon pour enfants précoces ultralucides et bien formés politiquement. Les scènes traumatisantes s’enchaînent tranquillement, où les violents contrastes morphopsychologiques chers à tonton Walt s’épanouissent dans la splendeur immaculée du conte. Dont on rappelle qu’il est d’origine germanique, avant d’être repris par les frères Grimm. Les interprétations s’opposent : freudiens et nazis revendiquent le décryptage de cette histoire de femmes. Le psychanalyste Bruno Bettelheim y voyait l’histoire éternelle de la vierge qui accède au rang de femme, avec tous les épanchements sanglants que cela suppose ; le politicien Adolf Hitler, qui adorait le film jusqu’à en redessiner les personnages, y voyait plutôt le choc très contemporain entre la pureté raciale nordique d’un côté, et le danger sémitique de l’autre. Au-delà de la polémique (pourquoi pas la jeune Allemagne poursuivie par ses créanciers juifs ?), un risque industriel insensé en 1938, une œuvre picturale parfaite, une maîtrise inégalée de l’ondulatoire, une puissance d’évocation hors normes, dont la chute finale de la sorcière est le point d’incandescence.
Apocalypto
Le dépaysement idéal en apparence. Avec Mel Gibson à la baguette. L’âge d’or de l’humanité et sa destruction par les forces du Mal. Mel a-t-il voulu symboliser les producteurs bouchers d’Hollywood qui sacrifient les âmes pures sur l’autel de leur avidité ? On n’ira pas aussi loin, mais Gibson est avec Martin Scorsese – qui n’en loupe pas une dans ses films pour se moquer de l’image des juifs – et Oliver Stone – qui a osé dire que Hitler avait fait plus de mal aux Russes qu’aux juifs ! – un des derniers à se foutre de la gueule des grands boss des studios. Restons dans le jardin fleuri des euphémismes. Apocalypto est un film biblique, sur le surgissement du mal dans la société paisible qui n’avait besoin ni du commerce des choses et des hommes, ni des grands prêtres. Remake sournois de La Passion du Christ transposé en Amazonie, moins la fatwa sioniste.
Pulp Fiction
Mmh, this is a tasty burger, jubile l’inimitable Samuel L. Jackson. Le collage adolescent sans queue ni tête qui propulse Tarantino parmi les grands. Glorification du vide, non par un nettoyage culturel par le haut qui serait pensé, mais par le vide culturel sidérant du réalisateur. Pourtant, avec ces briques de vide, il arrive à produire un récit, qui tient sur le détachement : détachement du texte par rapport à l’image, de la légèreté par rapport à la dureté ; détachement des tueurs, qui tuent en parlant, en mangeant, en déconnant. La coolitude ultime, ce nirvana tarantinesque, ou l’histoire de l’Amérique insensibilisée, immunisée contre elle-même, tellement habituée au mal qu’elle s’inflige qu’elle n’y fait plus attention. La violence cool et sexy, où le partage d’un hamburger remplace le sexe, ramené à sa propre viande. Tarantino aurait eu de la culture, il aurait été un grand réalisateur de grands films. Il reste ce grand réalisateur de petits films, aux mythes effleurés à la portée des caniches.
Avatar
Aujourd’hui, dans nos contrées occidentales pacifiées (le prolétariat a été battu, la lutte des classes est une survivance), ce n’est plus qu’au cinéma que le peuple peut jouir d’une révolte réussie contre l’occupant mercantile totalitaire. Il y a deux façons de voir le blockbuster de James Cameron qui ne s’adresse pas qu’aux ados ou aux fans de SF : l’inaccessible désir du dominé, cet envahisseur occidental brisé comme l’Indien avant lui, quand le rétablissement de la justice n’appartient plus qu’au rêve, l’acceptation fatale de la dominance avec sa triste consolation objectale, la masturbation possessive des produits de l’industrie des « biens » de consommation. Souffrance de ne vivre la libération collective que par procuration, dans une salle confortable et sécurisée.
Et en même temps, une injonction à tout foutre en l’air, parce qu’on ne vit qu’une fois. Cameron, vissé sur sa chaise producteur par ses gains fabuleux, est un handicapé qui nous crie « servez-vous de vos jambes » avant de disparaître.
Black Hawk Down
Ce rebelle (aux yeux des Américains) somalien a bien les dents pourries, et son chapelet de balles ressemble bien à de la munition de 12.7. Même pris au hasard, le moindre plan de Ridley Scott ne souffre aucune contestation en crédibilité. Sans chercher à injecter du sens caché (une critique de l’Amérique à deux cents) ou de l’analogie historique (par exemple la tragédie Custer), Ridley nous plonge dans un présent brut sans profondeur. Et pourtant, dans ce film presque documentaire, où l’on n’a pas le temps de s’apitoyer sur la mort des héros, la fascination naît justement de la perte de sens, des sens, quand le Destin, à partir d’un soldat qui loupe sa descente, tire le tapis sous les pièces et bousille le plan humain. Le calcul impérialiste est à terre, et découvre le face-à-face avec ses victimes, tout ce qu’il déteste. L’Amérique supérieure descend de son piédestal (down) pour souffrir, et, le temps d’un combat stalingradien, devenir noire (black). Noire comme la nuit, et ses ennemis. Une fierté que le Noir africain, cet as de la survie, reprend à son compte. En la payant très chère.
Le Bon, la Brute et le Truand
En leur infligeant une poignée de westerns éternels dont Il était une fois dans l’Ouest et Le Bon, la Brute et le Truand, les ritals donnent une leçon d’histoire et de cinéma aux Américains. Ringardisant d’un coup cinquante ans de production nationale hyperformatée, Ford, Hawks et Peckinpah mis à part. Avec Sergio Leone, les habits étaient sales, les gueules aussi, et les mentalités encore pire. Il n’y avait plus de héros positifs, que des complets salauds ou des demi-salauds avec des traces de pitié. Les années 60 et l’irruption du réel de la nouvelle vague américaine dans le ronron de studios à bout de souffle : meurtre d’enfants (Henry Fonda abat la portée de son ennemi, Lee Van Cleef mange ses haricots au lard et abat une famille de peones), viols (Claudia Cardinale par Charles Bronson dans Il était une fois dans l’Ouest, et la bourgeoise de la diligence par Rod Steiger dans Mon nom est Personne), et tous les coups pourris pendables (Clint Eastwood à son abruti d’acolyte dans Le Bon, la Brute et le Truand). En hissant les aventures du trio Eastwood/Wallach/Van Cleef à ce niveau de perfection stylistique naturaliste, le duo Leone/Morricone a précipité la mort du genre (le western) et ressuscité son mythe. Tout est achevé.
Brazil
30 ans d’âge, déjà. Et pas trop de rides pour ce chef-d’œuvre de Terry Gilliam, adapté du roman 1984, qui récidivera dans le genre glacial flippant 10 ans plus tard avec L’Armée des 12 singes. Et la paire jamais vue Pitt-Willis. Chez Gilliam, qu’on croirait le réalisateur des théories biosociologiques de Laborit (Éloge de la fuite, 1976), tout est déterminé, même la fuite du déterminisme. Personne n’échappe à sa prison mentale, et la catastrophe existentielle est généralisée. Il ne reste que la folie, la drogue, ou le rêve. Les hippies sont peut-être de purs chrétiens. La chanson nostalgique du film appuie là où ça fait mal : le rêve déchirant d’un monde meilleur est-il encore possible, ou tout simplement déjà passé ?
Drive
Pas facile d’entrer dans la légende quand on est un petit film tout jeune, qui parle de bagnoles et de truands. C’est pourtant ce qui arrive à Nicolas Winding Refn, foutu à la porte de tous les studios avec son histoire trop sombre et trop bizarre. On est en Amérique, le pays qui sourit de toutes ses dents, ou quoi ? Drive, ou le mariage de la pudeur, cette chose oubliée, et de la violence – l’alternance angoisse pétrifiante/action libératrice qui fait littéralement gicler de plaisir le cerveau reptilien –, fondues dans le chevalier blanc Ryan Gosling, acteur magnétique filmé en contre-plongée. En fait, un ange silencieux au volant d’un vaisseau (Chevrolet Impala à 300 chevaux) en apesanteur qui défie le temps et l’espace, ange qui choisit de devenir mortel pour punir les Mauvais qui menacent la pureté (Carey Mulligan). Il descend sur terre pour terrasser le Mal en trois étapes, jusqu’au Prince des Ténèbres, et mourir. Ça nous rappelle quelqu’un.
Holy Motors
On croyait le petit Carax foutu, et ce crevard revient avec une gigantesque claque dans la gueule… des critiques. Un film original de A à Z, très au-dessus de la production abstraite habituelle, authentiquement génial, le mot n’est pas galvaudé, comme si Godard avait réussi à raconter une histoire en fermant sa gueule en off et en filmant quelque chose qui bouge. Bien sûr, Leos clive encore, mais en l’ignorant, le Festival de Cannes 2012 s’est conduit comme le Goncourt 1932, qui zappa Céline pour refiler le prix à Mazeline, honnête et solide artisan de la maison Gallimard. L’éditeur le payera cher, et Gaston se fera engueuler épistolairement par Louis-Ferdinand. « Il s’agit d’une manière de symphonie littéraire », écrivait le grand écrivain à Gaston, en lui soumettant son manuscrit. Eh bien, Holy Motors, c’est un genre de symphonie cinématographique.
Le Clan des Siciliens
La musique d’Ennio Morricone exprime la fatalité de tout destin, à partir du péché originel, inévitable. Adam et Ève derrière le rocher sicilien… Illustration de la seconde loi de la thermodynamique, ou de l’entropie : tout se dégrade, tout finit mal, c’est la tragédie, grecque ou pas grecque. La malédiction s’abat sur Alain Delon, symbole de l’homme libre, qui est condamné sans le savoir. Les forces du Mal et les forces du Bien (un autre genre de Mal) se conjuguent pour l’écraser. Trahi de toutes parts, il finira crucifié… sous les balles du patriarche, sans même toucher à son argent dans la boue. Le voyou des polars n’est qu’une métaphore de l’individu qui n’obéit pas aux lois de la communauté humaine. Nécessairement plus fort, mais aussi plus fragile que les autres, il goûtera au plaisir d’être un dieu, avant de tomber à terre.