Qui contrôle la jeunesse contrôle l’avenir, tout le monde sait ça. Et tous les acteurs de la société cherchent leur intérêt dans cette vision ou cet investissement à long terme. Les banques (la majorité des jeunes qui ont un compte dans une banque y restent une fois adultes), les médias (la télé se cale en permanence sur les désirs des jeunes), les grandes enseignes de biens de consommation (la mode en fringues et en technologies), les partis politiques, se battent pour gagner le marché des jeunes.
Car l’électorat est aussi un marché, et les offres des partis font figures de slogans publicitaires à destination de cette clientèle prometteuse. La télé est complètement soumise au double paradigme jeuniste et féministe, plus précisément à la ménagère de moins de 50 ans : c’est elle qui achète, parfois sur injonction des enfants, gavés de publicité, alors c’est elle qu’on va manipuler.
Jeunesse rime donc naturellement, en système capitaliste, avec manipulation. Les trotskistes et les socialistes (ces derniers étant régulièrement pénétrés par les premiers, avec plus ou moins de passivité complice) s’en sont fait une spécialité : en vendant aux jeunes un monde meilleur, avec des mots choisis (liberté, fraternité, vérité, amour, paix) qui sont globalement l’exact inverse de la réalité (limitations, égoïsme, mensonge, cynisme, guerre), les artisans de la manipulation mentale et physique – qui en découle naturellement – ne font qu’utiliser une pâte humaine qui s’offre à eux. Les élans hormonaux transmutés en désir profond de justice sont ainsi captés, remodelés et retournés à leurs envoyeurs, qui peuvent alors marcher d’un seul pas, comme des moutons.
Qui n’a pas été une fois dans sa vie sensible à un slogan de l’extrême gauche ? « Je ne suis pas une marchandise » (extrême gauche), « Un autre monde est possible » (altermondialistes), « Le socialisme ou la barbarie » (Léon Trotski), « Toujours le camp (!) des travailleurs » (Laguiller), « Nos vies valent plus que leurs profits » (Besancenot), « Prenez le pouvoir » et « Place au peuple » (Mélenchon) et autres déclencheurs neuronaux. Un jour, un neurobiologiste écrira l’équation chimico-physique de l’engagement pavlovien, suite à l’engrammation de stimuli externes (les slogans ressassés par la bouche des leaders politiques) dans le néocortex d’un individu lambda (le jeune militant). Ou plutôt le cerveau mammiférien, voire reptilien.
Si certains tractent gentiment le dimanche matin sur les marchés par des températures polaires à l’heure où leurs camarades co-générationnels sortent de boîte, sacrifiant leurs années de jeunesse à un idéal dont les fruits ne leur reviennent généralement pas, d’autres vont plus loin dans l’engagement, et finissent par devenir des activistes.
Ceux-là héritent d’un travail militant à la fois plus cérébral et plus physique : ils ont la charge de convaincre leurs proches de devenir des militants à leur tour. Ceux qui scorent le plus sont élevés au rang de manipulateur en chef, chef de section, ou adjoint d’une commune gérée par le même parti. C’est le cas de Julien Dray, par exemple, qui a fait son trou dans le militantisme trotskiste immigrationniste, jusqu’à devenir le conseiller du président de la République (c’est le cas actuellement). Une belle carrière, un peu dans l’ombre, certes, mais avec la satisfaction du devoir de déstabilisation nationale accompli. Et parmi ces activistes, une infime minorité entre dans le cercle très fermé des terroristes, celui de la pure action. C’est un autre débat, et une autre manipulation.
On peut donc schématiser la jeunesse de la façon suivante : la pyramide démographique d’une classe d’âge, mettons les 16-25 ans, ce qui correspond, sur la base moyenne de 400 000 individus mâles plus femelles par tranche, à 9 x 2 x 400 000, soit 7 millions d’individus. C’est la cible marketing du politique moyen qui cherche à enrôler des jeunes et renouveler son effectif. Sachant que la promesse de droite touche moins les jeunes – son programme est plus axé sur la défense des avantages acquis par la bourgeoisie, donc sensibilise des personnes plus âgées – il reste un bon champ à labourer pour la gauche. Les femmes militant moins que les hommes à âge égal dans la tranche 16-25, demeure au deuxième étage un effectif de quelques dizaines de milliers de militants, dont quelques milliers à peine sont véritablement actifs.
De millions, on passe à des milliers : on peut dire que l’engagement politique touche relativement peu les jeunes.
Ainsi, le Mouvement des Jeunes Socialistes revendique-t-il 7 500 militants (il faut en général diviser carrément par deux tous les chiffres officiels dans ce domaine, comme pour les ventes de journaux, tant l’inflation publicitaire est la norme), mais dans une fourchette de 15 à 28 ans. 28 ans étant l’âge moyen de l’entrée réelle dans la vie active avec un CDI, cet animal rare. Traduction, en creux : dès le premier emploi sérieux, ces ex-jeunes lâchent le militantisme. Ou alors ils continuent leur œuvre dans une cellule de quartier, ce qui est moins facile avec un plein-temps, sauf pour une catégorie de fonctionnaires (syndicalisme possible, voire rétribué).
Du côté des trotskistes, le NPA annonce 2 100 militants, beaucoup plus actifs de manière visible (très exposés dans les médias car leurs camarades y tiennent des postes dans l’information) et invisible (noyautage des partis adverses, syndicats ou associations). Seul le PCF fait mieux, avec 15 000 « jeunes communistes » avérés en 2015.
Ajoutons à ces trois statistiques quelques centaines d’activistes épars, plus ou moins organisés, qui fleurissent sur la crise, et on obtient, pour un total de 7 millions de jeunes, à peine 30 000 encartés à gauche, plus probablement 15 000, et parmi eux, 20% au grand maximum d’activistes. Soit 3 000 à 5 000 vrais gauchistes.
En conservant ces 30 000 théoriques avancés par les partis traditionnels de gauche, on obtient à grand peine 0,5% (4 à 5 pour 1000) de la masse des jeunes engagée à gauche. En face, à droite, seul le FN tire son épingle du jeu en matière évolutive, mais reste loin derrière les Républicains en termes de chiffres bruts : sur les 83 000 militants officiels annoncés par le FN, on peut estimer les effectifs du FNJ à 5-10% environ, soit dans les 5 à 8 000. À ne pas confondre avec les 35% de jeunes qui votent pour le FN, attention, et qui font d’ailleurs l’objet d’une bataille médiatique en ce moment. Les Jeunes républicains, autrefois Jeunes Populaires (ou Jeunes pop’), seraient, malgré les saignées, encore 10 000 sur 180 000 militants revendiqués. Mais ce ne sont pas ces jeunes que l’on retrouve sur les barricades et dans les Nuit Debout.
La faiblesse relative de ces chiffres ne doit pas faire oublier une chose : les militants n’ont pas besoin d’être des millions pour influencer le peuple « jeune » et par extension, le reste de la société. Ils constituent des leviers pour les non-encartés et pour toute la masse des non-concernés politiquement (du moins ces derniers le croient-ils). Parfois, par le jeu des poulies (multiplication des forces), une petite force suffit pour inverser un rapport de forces gigantesque. Mais la charge doit être bien placée… Les bolcheviques n’étaient que 3 000 militants (actifs) quand ils ont pris le pouvoir sur un pays de 122 millions d’habitants (au recensement de 1897).
La valeur ou la puissance potentielle d’un parti dépend donc de son adéquation aux aspirations du peuple, c’est-à-dire de la pertinence de ses vues. Logiquement, vu la situation du pays et le mécontentement, le militantisme s’effondre au PS, tandis qu’il monte au FN. C’est la tendance lourde contemporaine. Même s’il n’est pas sûr que le FN récupère le maillage national du PCF dans sa période de gloire, soit 580 000 adhérents en 1978, générant par leur force d’entraînement une puissance de feu sociale inégalée.
De plus, aujourd’hui, dans une société occidentale où règne un certain confort de masse, malgré le chômage et le terrorisme, il est plus difficile de trouver des jeunes prêts à frapper à toutes les portes dans les cités pour remonter du vote populaire. On préfère « agir » sur les réseaux sociaux, pétitionner, relayer des infos en créant des collectifs de circonstance plus ou moins stables. Le militantisme virtuel gagne en massivité ce qu’il perd en durabilité.
Si l’engagement est une chose, signe d’une nature active, la forme de l’engagement en est une autre. Les canaux existants, dit traditionnels, ne correspondent plus tellement aux aspirations de la jeunesse. Frappés par les déceptions successives, les idéaux se font moins grands, plus pragmatiques, dans une volonté de rapprocher le combat de son résultat : les mobilisations fonctionnent sur des cas pratiques, par exemple celle autour du projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. On attend moins le Grand Soir que l’acquis de terrain. La mobilisation physique peut se doubler d’une mobilisation virtuelle, parfois impressionnante, via les réseaux sociaux, sur des sujets « micro » et non pas « macro ». On approche le réel, mais on décroche du concept.
Du coup, cet éloignement de la chose politique classique (lassitude, dégoût, rejet) permet au Système de perdurer : il n’est pas menacé par ces formes nouvelles d’engagement, malgré l’impression globale de dissidence, de choix alternatifs, ou d’esprit de contradiction.
Il reste des actions très concentrées dans le temps et l’espace (la Nuit Debout), au détriment d’un travail de terrain et des esprits. Le labourage disparaît au profit du survol. Les escadrilles d’étourneaux fondent sur une proie médiatico-politique et repartent presque aussitôt, à la recherche de la proie suivante. Une versatilité qui détone avec le travail en profondeur des partis à l’ancienne. Les succès de cette nouvelle forme de militance politique apparaissent eux aussi partiels : la mobilisation nationale contre la Loi Travail, à force de manifs et de nuits debout, a accouché d’avantages sectoriels mineurs. La jeunesse de gauche semble se contenter de petits acquis corporatistes. Ils sont loin les accords de Grenelle.
Quant à la Révolution, n’en parlons même pas.